La Lettre n°119 de Novembre 2013
Actualités : L'analyse financière des groupes chinois
Comme nous l’avons fait en janvier 2007[1], puis en décembre 2010[2] nous nous sommes penchés sur les comptes des groupes chinois cotés sur les bourses de Shanghai et de Shenzhen. En enlevant les entreprises des secteurs bancaires et d’assurance, on aboutit à 2 457 entreprises qui représentent 91,7% de la capitalisation boursière de Shanghai et de Shenzhen, soit environ 2 600 Md€ correspondant à la capitalisation boursière des places d’Euronext (Paris, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne).
Nous leur avons appliqué la méthodologie d’analyse financière habituelle[3]. Leurs comptes nous ont été fournis par Infinancials, la société d’informations financières qui nous procure aussi les données financières de 16 000 sociétés cotées dans le monde qui figurent sur la page d’accueil du site vernimmen.net.
Ces 2 457 sociétés réalisent un chiffre d’affaires cumulé de 22 216 Md de RMB (soit environ 2 778 Md€, représentant environ un quart du PIB chinois). A titre de comparaison, cela équivaut au cumul du chiffre d’affaires des 25 plus grands groupes européens.
L’économie chinoise reste dominée par les matières premières (y compris le pétrole et le gaz), l’industrie et les matériaux de construction (64% de l’activité) :
Les sociétés cotées chinoises ont cru en moyenne de 18% par an sur la période 2008-2012, soit de manière légèrement supérieure à la croissance en prix et en volume du PIB (16%). Les données annuelles font apparaître une période de forte croissance (supérieure à 20%) en 2010-2011 entre deux années de fort ralentissement avec une croissance de l’ordre de 7-9% (tout est question de référentiel !). Les secteurs les plus dynamiques sont ceux de l’immobilier (faisant naître une crainte de bulle immobilière), de la santé, de l’automobile et des matériaux de construction.
Malgré cette forte croissance, la marge d’excédent brut d’exploitation se dégrade sur la période 2009-2012 : de 13,5 % en 2009 à 11,4 % en 2010. On retrouve le niveau de 2005 (11,9 %) et on est loin de celui de 2002 (14,6%). L’ensemble des gains liés aux économies d’échelle est restitué aux clients finaux. La marge d’exploitation tombe à seulement 6 % en 2012 (soit le niveau de 2005 et les ¾ de celui de 2002) :
Les investissements représentent en moyenne deux fois le montant des dotations aux amortissements, ce chiffre élevé semble logique compte tenue de la forte croissance en volume. On peut observer en 2012 un ralentissement des investissements (qui restent néanmoins de 60 % supérieurs à la dotation aux amortissements), signe que les entreprises chinoises cotées anticipent un ralentissement durable de la croissance et non juste une crise passagère.
Le besoin en fonds de roulement est en forte augmentation (passant de 357 501 Md RMB en 2009 à 2 182 591 Md RMB en 2012), cette augmentation est beaucoup plus rapide que celle du chiffre d’affaires. Ainsi le BFR représente 3% du chiffre d’affaires en 2009 (niveau particulièrement bas en particulier pour une économie dominée par l’industrie) à 10% en 2012. Ceci s’explique principalement par l’allongement des délais de paiement des clients (35 à 38 jours) et la hausse des stocks (de 75 à 82 jours). Le niveau de BFR est influencé par la part de l’export dans l’activité : les entreprises chinoises paient avec des délais très longs leurs fournisseurs et sous-traitants (principalement locaux) alors que leurs clients (export ou particuliers chinois) paient beaucoup plus rapidement. La croissance de l’économie interne a donc tendance à peser sur le niveau de BFR.
Les données font clairement apparaître que les entreprises chinoises sont assez endettées. Le ratio Endettement net / EBE est passé de 1,3x en 2009 à 2,3x en 2012[4]. On peut noter que le niveau d’endettement est très disparate selon les secteurs d’activité. Ainsi, dans certains secteurs (chimie, matériaux de construction, services publics, immobilier) ce ratio d’endettement dépasse 4x. L’endettement est en revanche fortement négatif dans les groupes de media.
En valeur, l’endettement ne finance que 20 % de la valeur des actifs économiques est très proche de la situation européenne (22%). Mais comme la marge d’EBE est plus faible pour les groupes chinois (11 %) que pour les groupes européens (17 %) et que l’on ne rembourse pas ses dettes avec des capitaux propres mais avec des flux de trésorerie, la situation des groupes chinois est donc moins confortable que celle de leurs homologues européens.
Notons que les sociétés chinoises (même très endettées) conservent une part importante de liquidités au bilan (entre 18 et 21 % du total d’actif, soit 530 Md€ en 2012), reflétant certainement la faible fluidité des marchés financiers. A titre de comparaison, les liquidités des groupes occidentaux ne représentent que 8 à 10 % de leurs actifs[5].
Les groupes distribuent un peu plus d’un tiers de leur résultat en dividende, ce qui inférieur à la moyenne européenne ou américaine mais peu étonnant compte tenu de la forte croissance à financer et de leur niveau d’endettement.
Au global, la rentabilité économique est moyenne (10 % sur la période 2009-2012), mais tombe à moins de 8 % en 2012 ce qui est nettement inférieur au coût du capital. Celui-ci peut être estimé à 11 % environ (en considérant un taux d’intérêt sans risque de 6 %, une prime de risque de 5,75% et un beta désendetté de 0,81). Il est intéressant de noter qu’avec un niveau de rotation identique à 1,3 (chiffre d’affaires/actif économique), les groupes européens obtiennent une marge d’exploitation double (12 % contre 6 %) de celle des groupes chinois qui ont donc encore des progrès à faire en termes d’efficacité.
La rentabilité des capitaux propres de 11% en moyenne (9% en 2012) ne rémunère pas le risque financier important que les actionnaires prennent en investissant dans des sociétés nettement endettées.
Malgré cela, les niveaux de valorisation sur le marché chinois restent très élevés (multiple 2012 d’EBE de 11x, multiple de résultat d’exploitation de 21x, PER de 23x) ! Les investisseurs semblent donc rester convaincus du potentiel de croissance de l’économie chinoise et apparemment du fait que cette croissance aboutira tôt ou tard à de la création de valeur puisque le PBR est de 2,1 pour des entreprises qui en moyenne détruisent de la valeur…
Nos conclusions sont donc quasiment les mêmes que celle que nous énoncions en janvier 2007[6] : les marges, les rentabilités et les structures financières ont peu changé ; les multiples de valorisations sont moins agressifs (PER de 23 contre 29 en 2005, multiple du résultat d’exploitation de 21 contre 26) ce qui s’explique par des perspectives de croissance moindres. Le PBR est toujours déconnecté d’une réalité où seules 23 % des entreprises chinoises cotées gagnent leur coût du capital. C’est mieux qu’en 2005 où seules 13 % y arrivaient, mais c’est moins bien qu’en Europe où elles sont 70 % à le faire. Pas étonnant dans ces conditions que l’indice boursier de Shanghai ait perdu 20 % de sa valeur depuis début 2007, même si dans l’intervalle les profits après impôts ont progressé de 80 %.
[1] Voir la Lettre vernimmen.net n° 54 de janvier 2007
[2] Voir la Lettre vernimmen.net n° 93 de décembre 2010
[3] Voir le chapitre 9 du Vernimmen 2014
[4] Marginalement supérieur au 1,8x affiché par les sociétés de l’Eurostoxx 50 et très sensiblement supérieur au 0,9x des sociétés du S&P 100 – Voir le paragraphe 39.5 du Vernimmen 2014.
[5] Voir le chapitre 43 du Vernimmen 2014
[6] Voir la Lettre vernimmen.net n° 54 de janvier 2007
Tableau : Le ratio dette / EBE dans les LBO européens
Les statistiques des neuf premiers mois de 2013 pour les LBO européens montrent un redémarrage de l’appétit pour le risque des prêteurs qui se manifeste de plusieurs façons :
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36 Md€ de prêts senior ont été accordés sur les neufs premiers mois de 2013, soit le plus haut montant depuis 2008 et l’équivalent du montant de 2004, mais le double de celui de 2012 ;
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La part des capitaux propres dans le financement des LBO européens n’a cessé de baisser de 50% en début 2013 à 35 % en septembre ;
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Les prêts mezzanines ont quasiment disparu des plans de financement au profit d’émission d’obligations high yield.
Recherche : Les fusions-acquisitions sont-elles créatrices de valeur ?
avec la collaboration de Simon Gueguen - Enseignant-chercheur à Paris Dauphine
Cette question reste largement ouverte, les modèles théoriques et les tests empiriques ayant fourni ces dernières années des résultats contradictoires selon les méthodes employées et les échantillons testés. La principale difficulté provient du fait que l’annonce d’une opération, en même temps qu’elle fournit au marché l’espoir d’une création de valeur (ou la crainte d’une destruction), est porteuse d’informations, positives ou négatives, sur la valeur de l’initiateur et de la cible hors acquisition.
Si l’annonce d’une opération est porteuse d’un signal positif concernant la cible, alors une partie de la hausse du cours de la cible au moment de l’annonce est attribuable à ce signal et non à l’opération elle-même. De même, si elle est porteuse d’un signal négatif sur la valeur de l’acquéreur (par exemple, le marché pense que l’acquéreur profite d’une surévaluation ponctuelle pour effectuer des acquisitions en titres), alors le cours de l’acquéreur risque de réagir négativement au moment de l’annonce de l’opération, sans que cela signifie pour autant que l’opération détruise de la valeur. Nous présentons ce mois-ci un article[1] qui propose une technique nouvelle d’évaluation des conséquences de l’annonce d’une opération de fusion-acquisition. Son intérêt est double : sa méthode originale et ses résultats sur un échantillon de 167 transactions américaines entre 1996 et 2008.
Sans développer l’intégralité de la méthode, nous en présentons ici l’idée générale. Lorsqu’une opération est annoncée au marché, la valeur boursière de l’initiateur et celle de la cible tiennent compte de la possibilité de succès ou d’échec de l’opération :
Ot = pOS+ (1-p)OE (équation 1)
Ct = pCS + (1-p)CE (équation 2)
Ot et Ct désignent la valeur de marché respectivement de l’offreur et de la cible juste après l’annonce de l’opération ; p est la probabilité de succès ; OS et OE représentent la valeur de marché de l’offreur en cas de succès ou d’échec de l’opération, respectivement ; de même CS est la valeur de la cible pour les actionnaires de la cible en cas de succès (donc la valeur d’acquisition proposée[2]), CE la valeur en cas d’échec. Le modèle ignore l’actualisation, ce qui ne pose pas de véritable problème pour ce qu’il cherche à mesurer.
Si Ot-1 et Ct-1 désignent la valeur de l’offreur et de la cible avant que le marché soit informé de l’opération, la variation de valeur totale en cas de succès de l’opération s’élève à :
(OS - Ot-1) – (CS – Ct-1)
Qui peut aussi s’écrire :
(OS – OE) + (OE – Ot-1) + (CS- CE) + (CE – Ct-1)
(OS – OE) est le gain pour les actionnaires de l’offreur lié au succès de l’acquisition ;
(OE – Ot-1) est l’impact informationnel sur l’offreur. En effet, si la valeur de l’initiateur en cas d’échec (OE) est égale à sa valeur ex ante (Ot-1), c’est que l’annonce de l’opération n’a apporté aucune information nouvelle ; si elle est différente, l’écart mesure l’impact de cette information ;
(CS- CE) est le gain pour les actionnaires de la cible lié au succès de l’opération ;
(CE – Ct-1) est l’impact informationnel sur la cible.
La véritable création de valeur liée aux synergies de l’opération est (OS – OE) + (CS- CE), c’est à dire la différence de valeur pour l’acquéreur comme pour la cible selon que l’achat se réalise ou pas. C’est la grandeur que l’on souhaiterait mesurer empiriquement pour tester si les fusions-acquisitions créent ou détruisent de la valeur. Malheureusement, plusieurs paramètres sont inobservables. Au moment de l’annonce, on observe les valeurs boursières Ot et Ct, et la valeur de l’offre CS. Eventuellement, la valeur réalisée ex post par l’offreur en cas de succès peut être utilisée pour OS. Il reste trop d’inconnues : la probabilité de succès p, et les valeurs de l’offreur et de la cible en cas d’échec OE et CE, pour seulement deux équations.
L’idée des auteurs de l’article est d’utiliser les valeurs des options d’achat sur l’acquéreur et sur la cible pour ajouter des équations au modèle et permettre sa résolution. Les valeurs des options étant une fonction non linéaire de la valeur des actions, elles ajoutent de l’information et rendent les paramètres identifiables.
L’application de cette technique donne des résultats intéressants. Sur l’échantillon testé, l’annonce des opérations de fusions-acquisitions est porteuse de signal positif sur la cible (sans surprise) mais de signal négatif sur l’acquéreur. La probabilité de succès anticipée est de 2/3, ce qui correspond au taux de succès sur l’échantillon étudié. La création de valeur de l’opération est positive et partagée pour moitié entre les actionnaires de l’acquéreur et ceux de la cible[3]. Ces résultats contredisent de nombreuses études pour lesquelles les opérations de fusions-acquisitions n’étaient pas créatrices de valeur pour les actionnaires de l’acquéreur. Si la valeur de l’acquéreur n’augmente pas (ou peu) au moment de l’annonce, c’est parce que le mauvais signal porté par cette annonce compense en partie l’espérance de gain de l’opération.
La faiblesse de l’article réside en l’étroitesse de son échantillon, liée à l’obligation pour les auteurs de sélectionner des fusions-acquisitions pour lesquelles des marchés d’options actifs existent sur l’acquéreur comme sur la cible. Mais l’idée portée est forte : si des opérations de fusions-acquisitions sont lancées régulièrement alors que beaucoup d’études académiques prétendent qu’elles ne créent pas de valeur pour l’acquéreur, ce n’est pas forcément en raison de biais comportementaux des dirigeants. L’explication est peut-être simplement que les techniques employées jusqu’à présent par les chercheurs ont sous-estimé ces gains.
Voici donc des résultats qui devraient récompenser de son effort notre lecteur qui n’aura pas été rebuté par les quelques formules mathématiques de cet article, inhabituelles dans notre lettre !
[1] K.BARRACLOUGH, D.T.ROBINSON, T.SMITH et R.E.WHALEY (2013), Using option prices to infer overpayments and synergies in M&A transactions, Review of Financial Studies, v.26(3), pages 695 à 722.
[2] En cas d’acquisition en titres, cette valeur dépend elle-même de la valeur de l’offreur.
[3] 50,6% pour l’acquéreur et 49,4% pour la cible.
Q&R : Pourquoi dans le calcul de la valeur actuelle nette ne pas capitaliser les flux intermédiaires au taux auquel ils seront réinvestis et non au coût du capital ?
On se rappelle que dans le calcul d'une valeur actuelle nette les flux sont actualisés au coût du capital du projet[1]. Du projet car l'entreprise peut envisager de faire des investissements qui présentent un risque différent de celui de son actif économique actuel. L'utilisation de son coût du capital actuel n'aurait alors pas de sens car le risque ne serait pas assez rémunéré (si l'investissement est plus risqué que l'actif économique actuel de l'entreprise) ou trop dans le cas inverse.
Plutôt que d'actualiser les flux intermédiaires, certains les capitalisent jusqu'à l'échéance du projet, puis actualisent la valeur finale qui en résulte pour trouver la valeur actuelle nette du projet. Pourquoi pas ? Cela revient au même que de faire une actualisation classique puisque le taux de capitalisation et le taux d'actualisation sont identiques et correspondent au coût du capital. C'est juste un peu plus compliqué.
Par contre, prendre pour hypothèse que les flux intermédiaires du projet d'investissement sont réinvestis à un taux différent du coût du capital du projet nous parait dangereux et nous le déconseillons.
Soit vous prenez un taux plus bas que votre coût du capital. Et de là deux choses l'une : soit vous avez placé les fonds dans des investissements moins risqués que votre projet, d'où un taux de réinvestissement des flux intermédiaires plus bas. Mais quand vous actualiserez votre valeur finale, celle ci sera la résultante d'un mixte de flux risqués (ceux du projet) et d'autres moins que vous n'êtes pas fondé à actualiser au coût du capital du projet. Soit vous placez les fonds dans des projets rapportant moins que leur coût du capital, ce qui n'est pas ce que l'on attend de la part d'un dirigeant responsable . . .
Soit vous prenez comme taux de placement des fonds un taux plus élevé que votre coût du capital. Et le lecteur ne pourra pas s'empêcher de penser que vous avez pris cette hypothèse pour améliorer votre valeur actuelle nette qui, sans cela, aurait peut-être été négative.
Bref, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?
[1] Voir le chapitre 33 du Vernimmen 2014
Autre : NOS LECTEURS ECRIVENT : Le projet européen de normes IFRS ne mérite pas les critiques qu'on lui adresse, par Francois Meunier
L'Association française des entreprises privées (AFEP) et le Medef viennent de rendre public leur rapport commun sur les normes comptables élaboré par un groupe de travail réunissant autour de Michel Pébereau certains grands patrons français.
Selon ce rapport, les besoins de l'économie européenne sont très mal pris en compte aujourd'hui par les normes comptables IFRS (normes internationales d'information financière) : elles s'appuient excessivement sur la valeur de marché pour mesurer les actifs et les engagements ; elles amplifient les cycles économiques ; dans un souci d'universalité, elles ne prennent pas assez en compte les spécificités de l'industrie européenne ; et enfin l'Europe, en tant qu'entité politique, n'a pas, au contraire d'autres pays face à IFRS, suffisamment la main sur l'adoption ou les amendements à apporter à telle ou telle norme.
Sur cette base, le rapport appelle à changer les " concepts fondamentaux " sur lesquels reposent les normes et à renforcer la gouvernance du système dans le sens d'un meilleur respect de la souveraineté européenne.
Il faut saluer ce rapport. Habituellement, les critiques anti-IFRS, toujours très éruptives en France sur la valeur de marché ou la pro-cyclicité, aboutissaient à un rejet quasi-global du projet de l'IASB, l'entité qui élabore et promeut ces règles, et à une sape régulière des bases mêmes du projet.
NÉCESSITÉ D'UN LANGAGE COMPTABLE INTERNATIONAL
Le rapport prend un ton plus mesuré, reconnaît la nécessité d'un langage comptable international et relève la forte hausse de la qualité comptable depuis la mise en place, en 2005 pour l'Europe, de ces normes.
Mais le rapport porte encore deux conceptions erronées. La première est qu'il existe une économie européenne qui aurait ses spécificités et qui justifierait des normes comptables qui lui seraient exclusivement adaptées. La disparité au sein des économies européennes est immense, ni plus ni moins qu'avec et au sein d'autres grandes économies.
Le propre des normes comptables est précisément l'élaboration d'un langage commun qui permet à une grande entreprise, multi-pays et multi-activités, d'utiliser les mêmes codes pour mesurer ses agrégats. La comparabilité est le meilleur garant de la qualité comptable.
Si l'Europe, avec sa diversité, est capable d'élaborer un système comptable permettant la comparabilité au sein même de l'Union, un tel système aura immanquablement l'universalité propre à en faire un langage international.
Il est désolant à cet égard de noter la sorte de joie mauvaise avec laquelle le document ironise sur les désaccords qui persistent entre IASB et FASB, le normalisateur comptable américain, et sur la récente décision des États-Unis de reporter sine die l'application des IFRS par leurs propres émetteurs.
LES AMÉRICAINS LES PLUS PRÉCIEUX ALLIÉS DES INTÉRÊTS ANTI-IFRS
Si les Américains portent leurs critiques sur les normes IFRS, c'est donc, insinue le rapport, qu'on a raison de les critiquer, qu'IFRS n'a pas vocation à être universel et que l'Europe doit reprendre la main. Subitement, les Américains deviennent les plus précieux alliés des intérêts anti-IFRS qu'on rencontre en France.
Vient alors à l'esprit cette question : les Lafarge, Air Liquide, Saint-Gobain et Vallourec impliqués dans le groupe de travail AFEP-Medef seraient-ils beaucoup plus contents si leurs règles comptables étaient régies par le FASB ? Car c'est de cela qu'il s'agit : le reproche fait aux normes IFRS par les Américains, c'est qu'elles ne sont pas... américaines.
Et à la vérité, qu'elles sont trop... européennes.
Il faut voir les choses posément.
Voici un projet international, logé à Londres, c'est-à-dire en Europe, qui n'aurait certainement pas vu le jour sans le soutien de l'Union européenne et sa volonté d'en faire un corps de règles homogènes sur l'ensemble du territoire de l'Union.
HABILETÉ TACTIQUE
C'est l'illustration de l'Europe sous son meilleur visage : être capable de faire émerger des normes par consensus, normes qui arrivent à s'imposer au reste du monde, sauf bien sûr aux États-Unis. C'est la nécessité de concilier des intérêts nationaux souvent contradictoires qui permet à la bonne Europe de remplir une mission de création de normes à vocation internationale.
Que l'initiative soit extérieure à l'administration de l'Union elle-même n'efface pas son caractère très européen. Parce que les observateurs le savent : en l'état, sans cette indépendance par rapport aux contraintes de l'inter-gouvernementalité, le projet serait mort-né. Les normes comptables, pour suivre ce que Bismarck disait de la confection des lois, c'est comme les saucisses : il ne faut pas trop regarder comment on les fabrique.
Et vis-à-vis des États-Unis, la fondation IFRS a même fait preuve d'une certaine habileté tactique, voulue ou non, celle d'avoir mis des Américains au sein du board de l'IASB, minoritaires en voix, mais propres à donner un cachet universel au projet.
À critiquer systématiquement ce travail européen, le risque est clair, celui de faire vaciller tout le projet, et donc à terme, sachant le besoin irrépressible d'un corps de normes homogènes à travers les pays et les métiers – quoi qu'en dise le rapport –, pousser les grands groupes vers les normes américaines.
L'AFEP et le Medef auraient ainsi travaillé pour la SEC, l'autorité des marchés financiers des États-Unis, pour le FASB et au final pour le maintien de la domination des acteurs américains dans le domaine financier.
MISE EN PLACE D'UN RÉGULATEUR EUROPÉEN
Disant cela, on ne parle pas des normes elles-mêmes, qui sont quand même très proches des deux côtés de l'Atlantique, sauf à lire la comptabilité avec l'œil de l'entomologiste. Il s'agit du deuxième point erroné du rapport, la gouvernance. Les normes futures seront-elles décidées à New-York, ou bien, de façon plus ouverte, au sein d'une entité faisant entendre de façon prédominante les voix européennes?
C'est uniquement ce point de gouvernance qui explique le blocage américain, et qui est leur défense contre ce qu'ils perçoivent comme un succès européen.
Améliorer la gouvernance, certes. Mais soyons clairs. Comme en matière de régulation bancaire, cela passe par la mise en place d'un régulateur européen ayant autorité en matière de normes comptables au travers de l'Union, à tout le moins pour les sociétés cotées, ceci au détriment des régulateurs nationaux.
Le rapport demande un renforcement de l'EFRAG, l'organisme technique qui aujourd'hui conseille la Commission européennes sur les normes comptables. C'est bienvenu, mais reste très loin d'une demande de régulation européenne. Les autorités françaises y restent opposées.
François Meunier est ancien président de l'Association française des directeurs financiers et de contrôle de gestion et ancien directeur général de Coface France.