Actualités : Jusqu'où ne montera pas la finance verte, responsable et durable ?

Comme chaque année, Francis Lefebvre Formation organise un évènement pour la sortie du Vernimmen. Pour l’édition 2022, Victoire Aubry (directrice financière et membre du comité exécutif d’Icade) et Philippe Zaouati (directeur général de Mirova) nous ont fait l’honneur de participer à une table ronde sur le thème « Jusqu’où ne montera pas la finance verte, responsable et durable ? »

Après que Victoire Aubry nous a rapidement rappelé les caractéristiques des produits actuellement disponibles sur le marché (green bonds, social bonds, sustainability-linked bonds[1], green loans[2]), la discussion s’est engagée sur la standardisation nécessaire et la crédibilité des émissions dans un marché foisonnant :

Philippe Zaouati : Il y a différents niveaux de conviction, et de sérieux il faut le dire. C’est typiquement le cas des obligations vertes et durables où on a un marché qui se structure progressivement, un peu en courant derrière l’innovation. C’est-à-dire que l’on a eu dans un premier temps des émissions d’obligations vertes, puis ce marché s’est structuré avec des standards, des labels garantissant le sérieux de ces émissions. Cela a été le travail fait par l’ICMA, avec les green bond principles qui ont dès le démarrage essayé de bien structurer les choses en expliquant ce que signifiait « flécher » l’obligation, dans ce que l’on appelle le « use of proceeds » des obligations : vers quoi l’argent va être fléché, à quoi cet argent va servir ? Cela a très bien été structuré par l’ICMA qui a fait la même chose avec les social bonds.

Puis, au-delà, un travail réglementaire a été fait. Notamment par l’Union européenne avec les green bonds standards, qui sont venus rajouter à la structuration de l’ICMA des éléments de taxonomie, c’est-à-dire de la définition de ce qui est vert. Le problème, c’est que l’innovation va plus vite que ses standards, et que derrière les green bonds, nous avons eu les social bonds, puis les sustainability-linked bonds, etc. Nous avons donc un tas d’innovations qui arrivent sur le marché sans pour autant suivre toutes les recommandations des standards mis en place.

Prenons l’exemple des sustainability-linked bonds. Il s’agit d’émettre des obligations en ayant des conditions meilleures si l’on atteint un certain nombre d’objectifs. Prenons une entreprise qui souhaite réduire ses émissions de gaz à effet de serre en se fixant comme objectif : « Je veux les réduire de x %, et si j’atteins cet objectif j’aurai des conditions préférentielles. » La problématique est la suivante : est-ce que la diminution qui a été fixée comme objectif est suffisante avec des objectifs comme ceux de l’Accord de Paris par exemple ? On peut constater des objectifs très positifs fixés par l’entreprise, mais on peut aussi très bien avoir des objectifs très insuffisants par rapport à la trajectoire que l’on veut tracer sur le climat. Aujourd’hui, quelques standards commencent à émerger sur ce sujet, comme les science-based targets : des objectifs basés sur la science permettant de dire à une entreprise si ses objectifs correspondent plus ou moins à tel ou tel scénario.

Qu’est-ce que cela implique pour un gérant d’actifs ? Cela implique que l’on ne peut pas aujourd’hui se fier totalement à l’innovation et au marché : il y a une vraie nécessité de faire de l’analyse. Elle se fonde sur des standards, sur des green bond principles, mais elle nécessite aussi une analyse approfondie de l’investisseur en fonction de ses objectifs. Si en tant que gestionnaires d’actifs, on met la barre assez haut, cela signifie que certaines émissions ne seront pas éligibles à notre portefeuille.

Les co-auteurs du Vernimmen : ICADE Santé a émis une obligation sociale pour 600 millions en 2020 : le referiez-vous ? Quelle typologie d’investisseurs avez-vous trouvé à cette occasion ?

Victoire Aubry : Oui, c’est une émission phare que nous avons faite. La notion de greenwashing est importante. ICADE a émis en 2017 un green bond, et nous n’en avons pas réémis depuis pour des raisons de stricte rigueur de respect des contraintes des green bond principles, où l’on a établi des critères de sélectivité de nos actifs importants. C’est pour cela que l’on a travaillé sur notre activité de santé, qui par essence est de nature sociale puisque nous finançons des murs d’EHPAD et de cliniques privées, donc nous avons considéré important de s’inscrire dans le cadre des social bond principles aussi. Nous sommes très scrupuleux et respectueux de critères extrêmement rigoureux, ce qui explique que nous essayons de limiter les standardisations trop automatiques de volumes significatifs de portefeuilles. Nous devons être très respectueux de ces critères de performance. Donc oui, nous avons émis ce social bond en 2020, ce qui nous a permis d’élargir le profil des investisseurs qui ont souscrit notre émission. En 6 ans, il est intéressant de voir comment les choses ont évolué. Je pense que la part des fonds RSE à l’époque, c’était entre 5 et 10 % maximum des souscripteurs. On rencontrait des investisseurs traditionnels qui nous disaient avoir 5-10 M€ avec lesquels ils investissaient sur des projets RSE, mais ils n’avaient pas une politique très volontariste. Lorsque nous avons fait notre social bond en 2020, je pense que la part des fonds labellisés RSE au sens large devait être entre 30 et 40 %. On voit donc le chemin parcouru par les investisseurs entre 2017 et 2020. Ce qui est intéressant, c’est que même les investisseurs institutionnels sont invités aussi à souscrire des obligations à connotation durable. Ainsi, bien évidemment, cela élargit la palette d’investisseurs potentiels pour nous, et par-là même le succès de l’émission.

Vernimmen : Pensez-vous qu’il doive y avoir une prime à l’investissement durable ? Autrement dit, est-ce que l’investisseur devrait se contenter d’une rentabilité plus faible, et est-ce que l’émetteur devrait bénéficier d’un coût de financement plus bas pour être vertueux ?

Victoire : En 2017, c’était plus compliqué : il n’y avait aucune « incentive » en termes de prix et il y avait de fortes contraintes. Cela a permis de réunir, au sein de l’entreprise, les équipes financières et les équipes « business », puisqu’il a fallu construire cette émission en analysant en profondeur les caractéristiques des actifs. Ce fut donc une expérience intéressante à notre échelle, mais en effet je pense que c’est une question d’équilibre entre l’offre et la demande. Il ne faut pas raisonner en termes d’incentive ou de prix : je pense qu’aujourd’hui il y a plus de demandes pour des obligations durables, donc par la force des choses comme on a plus d’intérêts sur nos émissions labellisées RSE, cela nous permet de tirer le prix vers le bas et de sortir dans des meilleures conditions. C’est plutôt une conséquence des succès de ce marché. Je ne crois pas qu’il faille le valoriser en tant que tel de manière systématique.

Philippe : On essaie de raconter aux investisseurs depuis des années qu’ils peuvent placer sur des actifs durables en ayant la même performance, voire une meilleure performance que ce qu’ils auraient s’ils investissaient sur d’autres actifs. C’est comme ça que nous les attirons. On me demande souvent si c’est vrai. La réponse est oui : il y a un tas d’avantages, c’est une façon d’analyser le marché nous permettant d’être pertinents et d’aller vers les bons investissements. Si on part d’emblée du principe que l’investissement durable va être moins performant et qu’il va falloir payer plus cher, on risque de ne pas trouver beaucoup d’investisseurs. D’où l’intérêt de retourner le sujet : il faut créer de la demande pour améliorer la situation. Toutefois, la seule façon d’imaginer cette prime serait la mise en place d’avantages réglementaires et fiscaux s’associant à ces produits-là. Dans ce cas, on aurait bien une prime mais ce ne sera pas l’investisseur qui la paiera : c’est l’intérêt général qui la financera. Cela aurait un intérêt si l’on considère que le climat est un risque systémique pour le système financier.

Il y a une autre façon de répondre, qui est de se demander : pour une entreprise, quel est l’intérêt d’émettre une obligation verte ? Est-ce que pour une entreprise, le seul intérêt serait d’emprunter moins cher ? On cite souvent la stabilisation de ses investisseurs (qui comprendraient mieux les objectifs de l’entreprise). Personnellement, je crois fondamentalement que l’émission d’obligations vertes n’a d’intérêt que si c’est un outil qui permet à l’entreprise d’accélérer sa transformation. Une entreprise qui n’a pas envie de se transformer, qui ne s’est pas donnée d’objectifs très forts de transformation durable, ne verra pas d’intérêt à émettre une obligation verte. À l’inverse, pour celle qui se sera donnée des objectifs forts, émettre une obligation verte peut avoir un impact extrêmement fort. On ne peut réussir une transformation que si le sujet financier est aligné : en alignant sa direction financière, en faisant remonter des sources de reporting et des KPIs à l’intérieur de l’entreprise, en alignant l’ensemble de l’entreprise sur ses objectifs, elle accéléra sa transformation.

Victoire : C’est parfois frustrant de voir que beaucoup de choses sont faites à l’actif, mais qu’au passif, nous peinons à suivre à cause d’un champ de contraintes. Se préserver du greenwashing demeure fondamental, mais selon moi ces derniers mois ont été très positifs : les choses sont en train de se structurer et de se standardiser. J’espère que nous allons standardiser les sustainability-linked bonds.

Vernimmen : Victoire, dans vos décisions d’investissement, comment faites-vous pour lier critères financiers et critères extra-financiers ?

Victoire : Nous avons au sein d’ICADE une politique RSE très active. Nous retrouvons cette dynamique de réconciliation à deux niveaux. Le premier, c’est que dans tous nos dossiers d’investissement, il y a nos critères habituels (TRI, P & L, taux de rendement, rentabilité, profitabilité, etc.) et aussi des critères RSE ayant le même poids que les critères financiers. Dans nos choix, le label RSE est absolument essentiel. A minima, si ce n’est pas le cas à l’instant où l’on investit, nous apprécions le potentiel de transformation et notre capacité à le faire évoluer au meilleur standard de marché en matière de RSE. Aujourd’hui, nos critères d’investissement sont passés au crible sous ce prisme-là.

Le second niveau, c’est que dans tous nos critères sont inclus des investissements, des montants et des coûts qui retracent l’amélioration de la performance énergétique de nos actifs. Comment cela se traduit-il ? Sur les 4 dernières années, nous avons dépensé plus de 65 millions d’euros sur notre parc d’actifs de bureaux pour déployer des panneaux photovoltaïques sur les toits par exemple. Ce ne sont aujourd’hui plus des coûts pour nous : cela fait partie des standards de qualité de nos actifs. Quand on me parle de « coûts des investissements RSE », je réponds que ce ne sont pas des coûts mais des opportunités. Pourquoi ? Parce que nous sommes convaincus que demain, nos produits seront plus attractifs en étant au meilleur standard. Nous avons vu qu’après la crise Covid, nos locataires demandent désormais des immeubles aux performances énergétiques très élevées : non seulement nous n'avons plus le choix, mais c’est aussi une opportunité pour nous de développer l’attractivité de nos produits de demain, donc notre chiffre d’affaires, donc notre rentabilité.

Vernimmen : Philippe, pensez-vous que l’Europe va être capable de se doter de ses propres normes environnementales ou qu’elle va devoir s’inscrire dans un dispositif plus large ?

Philippe : Fixer des normes, c’est une question de souveraineté. Sur les normes financières, l’Europe a capitulé depuis longtemps : c’est l’IRFS qui établit les normes mondiales. L’Europe a en théorie le pouvoir d’accepter ou de refuser les normes IFRS, mais en pratique elle les a toujours acceptées sans rien dire. On se retrouve donc avec des normes pas du tout maîtrisées sur le plan européen.

Maintenant, on a la problématique des normes « extra-financières », donc de la façon dont les entreprises vont structurer leur reporting sur les sujets environnementaux et sociaux. Nous avons besoin de passer à une comptabilité extra-financière, pas du tout normée aujourd’hui : nous entrons donc dans un combat de normes. Au niveau européen, nous avons un certain nombre d’initiatives comme la taxonomie ou encore les travaux sur la refonte de la directive sur le reporting non financier des entreprises (NRFD) en une directive sur le reporting développement durable (CRSD), qui va définir de façon précise les indicateurs que les entreprises devront présenter au marché. L’institut européen travaillant sur cela s’appelle l’EFRAG. L’Europe est donc en train de se constituer les ressources pour réaliser cette normalisation extra-financière.

Le problème, c’est qu’au niveau global, le même travail est en train d’être fait : l’IRFS a annoncé à Glasgow lors de la COP26 la création de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), ayant pour vocation de fabriquer ces normes environnementales et sociales au niveau mondial. L’Europe fabrique donc ses normes, mais va-t-elle devoir se soumettre à des normes internationales ? On peut se demander si la question a un intérêt. En réalité, c’est d’une importance capitale puisque les visions européennes et anglo-saxonnes sont très différentes. L’Europe se base sur le principe de double matérialité – on analyse les choses dans les deux sens – on étudie d’abord l’impact que la nature peut avoir sur l’entreprise (les risques extra-financiers supportés par l’entreprise) : en quoi le climat peut-il avoir un impact sur la rentabilité de l’entreprise ? Puis, on étudie l’impact de l’entreprise sur le climat. C’est donc une philosophie très différente. La double matérialité sera au cœur des batailles de normalisation dans les mois à venir. Je pense que l’Europe peut en ressortir victorieuse car elle dispose d’une capacité de normalisation mondiale. Par exemple, quand l’Europe légifère via la directive UCITS à la fin des années 1990 pour définir clairement ce qu’est un fonds d’investissement, cela devient presque une norme mondiale. C’est aussi ce qui est en train de se passer au sujet de la protection des données avec la norme RGPD : ici aussi, une normalisation européenne devient progressivement une norme mondiale.

On voit donc que la capacité européenne à normer les choses est présente et il va falloir l’utiliser pour les normes extra-financières.

Vernimmen : Victoire, il nous semble que vous travaillez sur du reporting de taxonomie, pouvez-vous nous en dire plus ?

Victoire : C’est en effet une démarche novatrice impulsée par l’Europe et il faut la saluer. Je crois que les mondes financiers et extra-financiers seront parallèles demain. Quand on voit que des sociétés cotées sont maintenant obligées d’établir des reportings extra-financiers aussi épais que les reportings financiers, on ne peut que confirmer ce parallélisme.

Le reporting de la taxonomie est intéressant car il nous invite à réconcilier l’extra-financier avec le financier et ainsi commencer à répondre en partie à la translation financière de l’extra-financier. Que va-t-il se passer exactement à partir de 2022 ? Toutes les sociétés cotées vont être obligées de produire un reporting sur l’éligibilité de nos actifs. Il faut se demander ce qui dans l’activité d’ICADE est éligible à la taxonomie. De plus, il va falloir identifier en chiffre d’affaires, en OPEX (les charges) et en CAPEX (les investissements), les actifs qui sont alignés aux critères de la taxonomie. Cela va être redoutable puisque les entreprises vont devoir communiquer en chiffre d’affaires leurs activités vertueuses. Cette première traduction va être imposée dès 2023 sur les comptes 2022. C’est une très belle avancée.

Vernimmen : Philippe, que pensez-vous de l’évolution des critères mis au point par Danone par exemple, en matière de BPA carboné, ou de Kering en matière de compte de résultat environnemental ?

Philippe : On passe à un niveau supérieur avec ces mesures. Nous ne sommes plus ici dans un reporting extra-financier qui va venir s’accoler au reporting financier : c’est une vision qui essaie de mixer complètement les choses entre elles. L’idée est que la vision comptable, qui nous guide et qui structure la vie des entreprises comme le capitalisme en général, ne correspond plus à la réalité parce que, par exemple, une entreprise va pouvoir détruire son environnement, déforester, détruire un capital naturel pour faire de l’agriculture. Or cette destruction n’apparaît pas dans ses comptes…

Donc si l’on veut rendre compte de ça, on ne parle plus d’externalité mais bien de destruction de capital. Peut-on imaginer une comptabilité qui va traduire ces phénomènes-là ? Cela peut se traduire ainsi : « Si à la fin de votre activité vous rendez la nature dans le même état, vous n’avez pas de dégradation à mentionner dans vos comptes. Sinon, cela signifie que vous avez utilisé du capital naturel, donc vous devrez, dans vos comptes, inscrire cette perte liée à l’utilisation de la nature. » Il y a des travaux intéressants dans ce domaine avec des pistes plus ou moins ambitieuses.

Celle de Danone est simple : on fait toute la comptabilité classique, puis à la fin on prend en compte dans le BPA l’impact carbone que l’on a. C’est un travail en bout de chaîne. Il y a aussi des choses plus ambitieuses, comme celui de la chaire Comptabilité écologique d’Alexandre Rambaud et son modèle CARE. Il va beaucoup plus loin : c’est un modèle comptable alternatif. Même si on en est loin en règle générale, il y a quand même beaucoup d’entreprises qui essaient certaines initiatives, comme WWF qui a lancé un lab avec des dizaines d’entreprises avec pour objectif de tester ces différents outils. C’est peut-être la comptabilité de demain, qui sait ?

Vernimmen : Quels sont les freins à la finance verte ? Je pense par exemple au fait que des rendements moins intéressants peuvent dissuader les investisseurs. Qu’est-ce qui peut empêcher que la finance verte remplace la finance « traditionnelle » ?

Victoire : Il y a des freins. Le premier, c’est la rigueur. On se doit d’être très rigoureux pour éviter le greenwashing. Mais cela implique de respecter un certain nombre de critères qui sont, pour un directeur financier, parfois contraignants. On perd toute souplesse de gestion financière de notre entreprise, cela va à l’inverse de l’agilité. Il faudrait accélérer la structuration, la définition de cadres extrêmement rigoureux, mais faire en sorte qu’ils soient moins contraignants.

Aujourd’hui, le marché obligataire est d’environ 330 Md€ et il y a sur ces 330 Md€, 90 Md€ d’obligations durables (70 % de green, 20 % de sustainable, 10 % de « social »). Cela signifie qu’il y a encore deux tiers du volume de financement aujourd’hui qui ne sont pas durables. Il y a donc une belle marge de progression, et il faut qu’on trouve un cadre qui réconcilie l’agilité de la gestion financière et la rigueur pour que les investisseurs soient certains d’être en ligne avec leurs critères.      

Philippe : Je peux compléter la réponse de Victoire. Je pense qu’aujourd’hui, la finance verte, ce sont des outils ayant permis de la réallocation de capital vers ce qu’on pense être vertueux : obligations vertes, fonds d’investissement responsables, etc. Cette partie-là fonctionne plutôt bien, puisque cette réallocation a commencé. La transition écologique se finance de plus en plus. Cette réallocation fonctionne parce qu’il y a beaucoup d’innovation, parce qu’on trouve des endroits où investir.

En revanche, ce qui fonctionne moins bien, c’est que le système financier a très peu bougé. Nous avons toujours les mêmes règles comptables, donc celui qui détruit la nature peut continuer à le faire. Le système financier reste très court-termiste et cela n’a pas beaucoup changé. La finance verte sera vraiment établie quand nous ferons bouger les fondamentaux de ce système, comme la réglementation bancaire ou encore la façon dont la BCE finance les obligations vertes dans sa politique monétaire.

Par ailleurs, il est impératif d’éviter le greenwashing généralisé. Si un tiers du marché obligataire est déjà vert, sans parler des nombreuses entreprises se revendiquant ESG, alors cela signifie qu’on aurait un marché financier déjà à 50 %, voire 2/3 vertueux. Est-ce vraiment le cas alors qu’on ne constate pas une réduction des émissions de CO2 significative ? La réalité est donc en décalage avec ces chiffres. Aujourd’hui, une grande partie des investisseurs institutionnels investissent passivement, c’est-à-dire qu’ils se contentent de copier le marché, et donc qu’ils ne prennent pas de positions et ne réfléchissent pas vraiment. En regardant les engagements pris par les grands gérants d’actifs mondiaux comme BlackRock, même parmi ceux assez forts comme ne plus investir dans le charbon, on voit systématiquement en note de bas de page : « Pour tous nos investissements hors gestion passive. » Leur argument est le suivant : « Sur la gestion passive, on ne peut rien faire. » Voilà un des quelques freins que l’on peut avoir sur la finance verte.

Vernimmen : Comment les banques peuvent-elles accompagner les PME dans une démarche RSE ?

Victoire : Il y a une complexité dans la démarche extra-financière aujourd’hui. Il y a quelque temps, au cours d’un « roadshow RSE », je venais avec ma responsable RSE et constatais qu’il y avait des investisseurs très pointus sur la matière RSE. Dans un roadshow traditionnel, même les directeurs financiers ou les investisseurs n’ont pas les compétences techniques pour bien expliquer aux PME ces enjeux. Heureusement, on commence à voir des investisseurs traditionnels venant sur des sujets RSE pour comprendre véritablement ce que fait l’entreprise sur sa politique RSE. Les banques ont un rôle fondamental pour accompagner les petites entreprises qui n’ont pas forcément le temps ou les compétences pour s’attaquer à ces sujets très techniques. Cette technicité est d’ailleurs un autre frein : il faut « déjargonniser », simplifier l’extra-financier, tout en restant rigoureux. Ce n’est pas simple !

Vernimmen : Jusqu’où ira la finance verte ? On peut s’inquiéter d’une forme de « bulle verte ». Avec la taxonomie qui arrive, je souhaitais vous demander si des sociétés donnant comme chiffre 40 % (ou plus) d’activités éligibles à la taxonomie, sont vraiment vertueuses. Ne risque-t-on pas une concentration des investisseurs sur des valeurs « vertueuses » et peut-être des problèmes d’allocations du capital au-delà du problème moral ?

Philippe : J’ai plutôt l’impression qu’il y a des bulles ailleurs que dans le vert : Facebook, Google, sans parler de toutes les start-ups qui deviennent des licornes en quelques slides ! Personnellement, je pense qu’il y a une bulle aujourd’hui. Avec l’argent déversé par les banques centrales, on constate une bulle structurelle d’inflation des actifs. Nous sommes dans un système économique nouveau, avec inflation du prix des actifs, mais sans inflation des prix[3]. C’est un phénomène nouveau, lié au déversement d’une grande quantité d’argent qui crée des conséquences en termes d’accroissement des inégalités : ce sont les détenteurs d’actifs qui deviennent de plus en plus riches en raison de cette inflation du prix des actifs.

Sur la « bulle verte », la problématique est simple : est-ce que cet afflux de capital ira au même rythme ou à un même rythme équivalent à celui de la croissance de ce domaine « vert », et donc de l’innovation ? Il me semble que c’est pour l’instant le cas. Il y a un tel développement dans les énergies renouvelables, la mobilité propre, l’économie circulaire, il y a une telle puissance d’innovation que nous sommes en capacité d’accueillir des flux financiers assez importants. Il est possible que des bulles apparaissent du fait de l’écart de rapidité entre la croissance du vert et l’afflux de capital dans le vert, mais c’est propre à chaque sujet financier !

Nous devons, sur la taxonomie, faire attention à bien comprendre que personne ne va demander à qui que ce soit d’avoir 100 % de son actif investi dans la taxonomie. C’est un fantasme. Personne ne demandera ça, ou alors si on le demande, ça ne fonctionnera pas. Aujourd’hui, la taxonomie inclut seulement la partie « climat » mais ne prend pas encore en compte beaucoup de paramètres, ce qui explique pourquoi une entreprise faisant de l’assainissement d’eau n’est pas encore éligible à la taxonomie parce qu’elle n’a pas d’impact climatique ! Ces critères seront rajoutés au fur et à mesure. La taxonomie représente 3 % de l’économie aujourd’hui, c’est minuscule. Cela signifie qu’on a identifié les 3 % de l’économie qui sont réellement favorables au climat et alignés par rapport à ce que l’on veut faire. Pour un investisseur comme Mirova, l’ensemble de notre portefeuille est aligné pour 12 % sur la taxonomie. Sur notre portefeuille « Europe environnement », dédié à l’environnement, on passe à 25-30 %. On ne peut donc pas demander d’être aligné à 100 % ! Ne faisons pas dire à la taxonomie ce qu’elle ne veut pas dire. C’est une cible, c’est la partie « vert foncé » de l’économie, elle donne une définition utile au marché, mais ce n’est pas là où on mettra 100 % de nos actifs, en tout cas, pas à court terme.

Victoire : Je suis financière d’entreprise et je souhaiterais revenir sur le sujet des normes. Philippe, vous nous avez très bien expliqué ce sujet de la double matérialité. Y a-t-il quand même un espoir que l’ISSB (par exemple) évolue vers la prise en compte de l’impact environnemental de l’entreprise ? Je ne vois pas comment il pourrait passer à côté de cette mesure-là…

Philippe : Il faut avoir de l’espoir !

 

[1] Voir paragraphe 22.21 du Vernimmen 2022.

[2] Voir paragraphe 23.10 du Vernimmen 2022.

[3] Rappelons que cette table ronde a eu lieu en novembre 2021.