La Lettre n°139 de Mai 2016

Actualités : Les grands groupes pétroliers doivent-ils réduire leurs dividendes ?

« Le dividende est un élément sacré chez Shell. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le protéger. » Ben Van Beurden, PDG de Shell.

« Le dividende est pour Conoco sa priorité la plus haute pour l’utilisation de sa trésorerie. » Ryan Lance, PDG de Conoco.

« Total ne fera pas la politique du yo-yo, ni sur l’emploi, ni au plan industriel, ni sur le dividende. » Patrick Pouyané, PDG de Total.

Ce qui n’a pas empêché l’un de ces dirigeants de diviser par 3 le dividende de son groupe il y a quelques mois.

Quand on regarde le sujet du dividende des groupes pétroliers, on ne peut être que surpris par la volonté des investisseurs dans ce secteur cyclique d’obtenir des dividendes au pire stables. Les deux semblent antinomiques, surtout lorsque l’on regarde l’évolution des prix du pétrole depuis le début des années 1970 :

Certes la volatilité des flux de trésorerie d’exploitation des groupes pétroliers est moindre que celle du prix du pétrole : là où celui-ci a baissé d’environ les deux tiers ces deux dernières années, ceux-là n’ont été réduits que de moitié. Certes leur taille, la diversité de leurs activités, leur structure financière (Exxon Mobil était l’un des tout dernier groupe industriel encore noté AAA jusqu’il y a quelques jours) leur donnent une stabilité que beaucoup n’ont pas. Néanmoins quel challenge que de maintenir dans ces conditions un dividende stable pour des investisseurs à la recherche de rendement récurrent pour servir des retraites !

Et comme le secteur pétrolier est le premier payeur de dividendes sur la bourse de Londres avec presque 20 % des sommes distribuées, la pression est forte. Et des esprits facétieux ne manqueraient pas d’ajouter que ce n’est pas les second et quatrième secteurs les plus gros payeurs de dividendes qui pourraient compenser en ce moment une faiblesse des dividendes pétroliers : les banques et les mines... Bref, la pression est très forte et aussi très efficace car très bien intériorisée comme le rappellent les déclarations reprises en ouverture de cet article.

Le vocable de grands groupes pétroliers mondiaux cache, par-delà des capitalisations boursières d’au moins 70 Md€, des situations très différentes : Shell est en train d’acquérir pour 36 Md£ BG, BP porte toujours les stigmates de son accident industriel de 2010, ENI est le seul à avoir un actionnaire de référence (l’Etat italien) et à avoir fait une découverte majeure récente (Égypte), Conoco s’est recentré sur l’exploration production en se séparant de ses activités de raffinage distribution, etc. Tout ceci a bien sûr un impact sur leur politique de dividendes.

Mais tous ont en commun de ne plus générer assez de flux de trésorerie disponible pour faire face au paiement de leurs dividendes sans céder des actifs ou accroître leur endettement. C’est le cas de Total depuis 2009, ENI depuis 2006, BP depuis 2009 si l’on fait abstraction de 2014, Shell depuis 2009 et Exxon Mobil en 2015.

Céder des actifs pour des groupes de cette taille, n’a rien de choquant d’autant que l’expérience a montré que ces majors n’étaient pas les mieux placées pour exploiter des champs de fin de vie et que des groupes de taille beaucoup plus petite étaient plus efficaces. Après tout, ce sont les lions qui chassent, tuent et mangent les zèbres, mais les hyènes qui rousiguent leurs carcasses.

De même, comme les niveaux d’endettement en 2008 n’étaient pas très élevés (dettes nettes / EBE de 0,1 pour Shell, 0,3 pour Total, 0,6 pour BP, 0,7 pour ENI), le recours à un peu plus dettes dans un secteur à maturité n’a rien de surprenant. Et les niveaux de fin 2015 (1,0, 1,4, 1,3 et 1,2 dans le même ordre) n’ont rien de déraisonnable, mais ils pourraient ne plus être très loin d’un maximum si les EBE 2016 étaient en baisse.

Jusqu’à présent, les plus grosses des majors ont préféré maintenir ou accroître (cas d’Exxon) leur dividende par action, quitte à dégrader leur notation de crédit, plutôt que de le réduire. Vu le niveau des taux d’intérêt actuels, l’inconvénient n’est pas majeur.

Que faire maintenant ?

Conoco a coupé des deux tiers son dividende début 2016. Il est vrai qu’il ne bénéficie pas des marges redevenues excellentes dans le raffinage-distribution, n’ayant plus cette activité. ENI a réduit le sien de 1 Md€, mais n’a pas moins réduit ses investissements que les 3 autres majors européennes qui les ont fait maigrir de 40 % environ depuis le plus haut du début des années 2010 sans toutefois toucher à leurs dividendes.

Tout dépendra de toute évidence de l’évolution du prix du pétrole. S’il reste durablement autour de 30-40 $, on a du mal à voir comment les majors pétrolières pourront maintenir contre vents et marées des taux de distribution supérieurs à 100 % comme cela pourrait être le cas de nouveau en 2016 (sauf pour Total).

La principale qualité d’une politique de distribution de dividendes, c’est d’être crédible et soutenable dans la durée[1].

À défaut, l’expérience a montré à de multiples reprises que des investisseurs vendent leurs actions, craignant que des opportunités d’investissements créateurs de valeur ne soient abandonnées ou négligées pour préserver le dividende. Le taux de rendement de l’action monte alors, ce qui ravit les naïfs, mais ce n’est que l’indicateur d’une anticipation de réduction future du dividende, qui le fera revenir à un niveau normal. S’entêter à vouloir le maintenir contre toute évidence est contre-productif et altère la crédibilité des dirigeants. Ceux qui étaient en place chez Deutsche Telekom dans le milieu des années 2000 et qui avaient, croyant bien faire, voulu suivre cette voie, peuvent en témoigner. Ils ne s’en sont pas remis.

Autrement dit, il n’y a que certains commentateurs qui croient que les actionnaires ne voient pas plus loin que le bout de leur nez !

Si maintenant le prix du baril repart à la hausse par rapport à son niveau du début de l’année, ce qui est le consensus du moment, alors les dividendes devraient pouvoir être maintenus. Comme il est évidemment impossible de prévoir l’évolution du prix de pétrole, même pour un directeur financier de groupe pétrolier, la solution trouvée par Total nous paraît élégante.

Depuis 2015, ce groupe propose à ses actionnaires, à leur choix, de toucher le dividende en numéraire ou en actions Total. Ceux qui veulent des liquidités optent pour le numéraire ; les autres, qui auraient peut-être réinvesti le dividende en actions Total pour maintenir sa pondération au sein de leur portefeuille, optent pour le paiement en actions.

Comme on le sait[2], l’entreprise ne peut pas être sûre à l’avance de la fraction de ses actionnaires qui choisiront le paiement en actions qui dépend aussi pour une large part de l’évolution du cours de Bourse autour de la date de choix. Mais comme Total verse un dividende trimestriel, l’incertitude est répétée 4 fois l’an et porte à chaque fois sur des montants divisés par 4.

Total a ainsi maintenu son dividende affiché tout en préservant sa situation financière.

Il est clair que ne sont trompés que ceux qui veulent bien être trompés. Mais d’un autre côté, recevoir un dividende en actions et le vendre en bourse pour obtenir des liquidités n’est pas très différent de ne pas recevoir de dividende du tout et de vendre une fraction de ses actions pour faire face à ses débours. Le dividende, malgré son nom, n’étant au final qu’une monétisation partielle d’un capital qui s’est valorisé.

 

 



Tableau : Nombre d'années de détention par les fonds de LBO de leurs participations

Environ 6 ans, soit significativement plus qu’à la belle époque pré-2009 quand la moyenne était d’environ 4 ans :

Source : S&P Capital IQ.



Recherche : La fixation des spreads de crédit

Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à Paris-Dauphine

Le spread de crédit payé par un emprunteur, mesuré comme la différence entre le taux d’intérêt appliqué à son emprunt et le taux « sans risque » (en fait sans risque d’entreprise ; typiquement celui des emprunts d’État), dépend des caractéristiques de l’emprunteur : risque de défaut, montant des pertes en cas de défaut, corrélation du risque avec la conjoncture économique…[1] Logiquement, il s’agit d’anticipations qui dépendent de la situation de l’entreprise au moment où elle contracte l’emprunt. Le passé ne compte que dans la mesure où il permet de mieux anticiper l’avenir. Pourtant, l’article que nous présentons ce mois[2] fait apparaître un déterminant surprenant du spread : le spread payé lors de l’emprunt précédent. Les auteurs montrent que, à caractéristiques équivalentes, et à risque apparemment équivalent, l’entreprise dont le dernier emprunt se situe pendant une conjoncture de taux faibles paie un spread plus faible que l’entreprise qui avait emprunté lorsque les taux étaient élevés. Ils proposent une explication comportementale : le concept d’ancrage.

L’étude porte sur plus de 15 000 prêts (prêts à court ou long terme et lignes de crédit renouvelable) contractés entre 1987 et 2008 par des entreprises américaines. Les contrats sont classés dans trois catégorie : ceux pour lesquels les spreads ont augmenté de plus de 25 % depuis l’emprunt précédent de l’entreprise, ceux pour lesquels ils ont diminué de plus de 25 %, et enfin ceux pour lesquels ils sont restés à peu près stables. Le résultat principal est le suivant : lorsque le spread précédent était plus faible de 25 %, le nouveau prêt bénéficie d’un spread plus faible de 13 % par rapport aux entreprises comparables. À l’inverse, lorsque le spread était plus élevé de 25 %, le nouveau spread est plus élevé de 15 % que ce qu’il devrait être. L’effet total est significatif : 28 % d’écart entre des spreads d’entreprises qui ont pour seule différence apparente le niveau du spread des emprunts précédents. Cela représente de l’ordre de 50 à 80 points de base sur le coût de l’emprunt. Plusieurs explications sont possibles ; certaines sont rationnelles et fondées sur le risque réel de l’emprunt, ou sur la relation prêteur-emprunteur. Les auteurs privilégient une explication comportementale appelée ancrage, avec pour conséquence des spreads qui ne reflètent pas correctement le niveau de risque.

L’ancrage désigne la tendance à maintenir fixes des conditions de contrat dans le temps (en l’occurrence, le spread de crédit) alors que la situation a changé. Cette interprétation des observations est privilégiée par les auteurs pour plusieurs raisons :

  • lorsqu’ils comparent le nouvel emprunt avec le précédent, ils observent que fréquemment le nouveau prêt se fait exactement au même taux que l’ancien, même lorsque la conjoncture a changé ;
  • l’impact du spread précédent est plus fort lorsque ce prêt est plus récent, que le prêteur est le même et que la dette de l’entreprise ne dispose pas de rating : des conditions qui peuvent renforcer un biais comportemental ;
  • aucune différence concrète n’est observée entre les entreprises selon le moment où elles ont effectué leur dernier emprunt. Profitabilité, levier financier, ratios de valorisation, performance historique, et même performance future sont les mêmes. Une explication rationnelle de l’importance du spread précédent est donc peu probable ;
  • l’effet est observé même lorsque l’entreprise change de prêteur principal ; il n’est donc pas lié à une relation ou un accord particulier entre l’emprunteur et le prêteur.

Enfin, les auteurs vérifient que l’impact des spreads précédents sur les nouveaux n’est pas compensé par une évolution inverse des autres conditions de crédit. Ils constatent qu’il n’y a pas de compensation, et en déduisent que ce biais comportemental conduit à des spreads sur- ou sous-évalués. Ils montrent également que l’ancrage est moins fort en cas de forte compétition.

Une conséquence notable de ces résultats est celle de l’importance du timing dans les décisions d’emprunt. Lorsqu’une entreprise emprunte au bon moment, les effets de ce bon timing peuvent se faire ressentir au-delà du prêt concerné : le faible spread obtenu permettra aussi un spread plus faible sur les prochains prêts ! Plutôt une bonne nouvelle pour les emprunteurs d’aujourd’hui vues les conditions actuelles de rémunération du risque.

[1] Pour plus de détails sur ce point, voir le chapitre 24 du Vernimmen 2016.

[2] C. DOUGAL, J. ENGELBERG, C.A. PARSONS et E.D. VAN WESEP (2015), Anchoring on credit spreads, Journal of Finance, vol. 70(3), pages 1039-1080.

 



Q&R : Mots (de la finance) croisés

  1. Résultat d'exploitation britannique
  2. Elles peuvent être de risques, de liquidité ou de contrôle
  3. Projette dans le futur
  4. Alternative au versement de dividendes
  5. Indissociable du risque
  6. Elles vous donnent le droit mais non l'obligation
  7. Alternative à la moyenne pour le calcul des multiples
  8. Armé de votre Vernimmen, c'est un cri que vous ne lancez plus
  9. Terme non financier désignant une vieille maison déglinguée (il n'y a pas que la finance dans la vie)
  10. Free On Board
  11. OPCVM
  12. Indispensable avant d'additionner des sommes intervenant à des moments différents
  13. Indispensable dans un MOOC de finance ou pas
  14. En croissance phénoménale, mais partant des très petits montants. Pour les PME, voire les TPE
  15. Indissociable de la rentabilité
  16. La rentabilité économique britannique
  17. Bien utiles en évaluation
  18. Conduit à faire des classements
  19. Quand la rentabilité est forte, le risque l'est
  20. De trésorerie ou de dépôt
  21. Désigne comptablement l'origine des fonds
  22. Mieux vaut ne pas le briser
  23. Pour certains, le dividende en est une, à tort à notre avis
  24. Une fois que vous maîtrisez bien votre Vernimmen, vous n'en faites plus en finance
  25. Un multiple très populaire
  26. Archimède l'a utilisé avant vous
  27. Parts représentatives de capitaux propres
  28. Il a ses 3 lois
  29. Terme de finance et de cinéma
  30. Période de la journée pendant laquelle les bourses sont fermées
  31. Terme de finance qui n'est pas nigaud
  32. De trésorerie, bien sûr !
  33. L'une des portes de Paris dans le 17° arrondissement où nous réunissons les participants parisiens à nos MOOC. HEC y a des locaux.
  34. Il n'y a pas que l'argent dans la vie, il y a aussi...
  35. Permet de vérifier rapidement son niveau de connaissances, en particulier dans les MOOC
  36. Price Book Ratio
  37. Différence entre tous les produits et toutes les charges d'exploitation sauf une
  38. Si vous aimez la finance, vous avez certainement beaucoup fréquenté celui qui a comme adresse www.vernimmen.net
  39. On répète pour que vous n'oubliiez pas : indissociable de la rentabilité
  40. Caractéristique de la rentabilité quand le risque est nul

Le corrigé est donné sur la page suivante. Et si cela est plus facile pour vous, le fichier excel de ces mots fléchés est disponible sous le site vernimmen.net en cliquant ici.



Facebook Google + Twitter LinkedIn