La Lettre n°157 de Mars 2018
Actualités : 2008-2018-2028, 10 ans de crise et après ?
L’Association Française des Trésoriers d’Entreprise (AFTE) nous ayant demandé de faire une conférence lors de ses journées de novembre dernier consacrées à : 2007-2017-2027, 10 ans de crises, et après ? En voici la seconde partie de la retranscription[1] qui a commencé avec La Lettre Vernimmen.net de février 2018[2].
5/Le système financier
Il se caractérise par des banques moins rentables, mais nettement plus solvables et donc nettement moins risquées qu’il y a 10 ans. Faut-il rappeler qu’en 2007, la banque d’Angleterre autorisait RBS à acquérir ABN Amro avec 2 % de capitaux propres durs. ? La suite de l’histoire est bien connue : pour éviter une faillite de RBS, l’État britannique injecta massivement 45,5 Md£ de capitaux propres. Aujourd’hui, le consensus est à 12 % de capitaux propres par rapport aux encours moyens pondérés, demain peut être à 13-14 %. Par ailleurs, le levier moyen est passé de 50 à 20.
Avec le recul, on peut se dire que l’exigence rehaussée de capitaux propres est probablement le moyen le plus efficace pour éviter d’avoir à injecter d’urgence des capitaux propres dans les banques lors d’une prochaine crise.
Cela ne fera pas disparaître les crises, mais devrait éviter les renflouements publics massifs. Il est en effet assez naïf de croire que l’on peut faire disparaître les crises qui sont le moyen de régulation par excellence du capitalisme et de ses excès.
Les trésoriers feront donc bien de continuer d’appliquer dans leur métier cette recommandation de l’évangile de Matthieu : « Veillez donc puisque vous ne savez ni le jour ni l’heure ».
Et ce qui est plutôt rassurant aujourd’hui, c’est que l’on nous annonce régulièrement de maints côtés l’imminence d’une crise, alors qu’historiquement les crises ont rarement été annoncées.
Le développement du marché financier, pour pallier le recul relatif et absolu des financements bancaires en Europe de 4 700 à 4 300 Md€, soit – 400 Md€, ne manque pas de sel, quand on sait que c’est par les marchés financiers que la crise financière est venue et s’est répandue.
Mais l’élément le plus frappant est bien sûr l’existence durable de taux d’intérêt négatifs. On est passé en ce domaine d’une impossibilité théorique (sinon on ne serait jamais sorti des cavernes), à une apparition fugitive à l’automne 2008 (- 0,01 % sur le 3 mois en décembre 2008 aux États-Unis), puis à une installation longue (depuis juin 2014 en zone euro pour le taux des dépôts auprès de la BCE) et massive (- 0,4 % pour ces dépôts aujourd’hui).
Les trésoriers ont souffert, mais très peu d’entre eux ont fait des bêtises, comme placer en mars 2016 à 1 % à 3 mois en livres sterling contre 0,01 % pour un dépôt en €, sans avoir de dettes en £. Les cupides ou les incompétents ont alors perdu 13 % au matin du 24 juin 2016 suite au référendum sur le Brexit.
Enfin, il est probable que la concentration bancaire en Europe revienne dans les cinq prochaines années. 85 Md€, c’est beaucoup à l’échelle de la France (capitalisation boursière de BNP Paribas) ; 90 Md€, c’est beaucoup à l’échelle de l’Espagne (capitalisation boursière de Santander) ; mais à l’échelle de la zone Euro (qui est maintenant le régulateur bancaire) c’est peu. Aux USA : JP Morgan est à 280 Md$, Wells Fargo 250 Md$, BoAML 220 Md$. En Chine, les quatre premières banques sont entre 150 à 225 Md€ de capitalisation boursière.
Le discours stratégique est déjà tout trouvé : mieux lutter contre les GAFAM, dégager des synergies pour dépasser en rentabilité le coût des capitaux propres, voire résister aux fintech qui auront réussi.
6/La technologie
Ce n’est pas le point fort des auteurs du Vernimmen ! Mais il est clair que l’automatisation des tâches qui réduit les coûts unitaires de traitement ou de transaction ne va pas s’arrêter aujourd’hui, surtout quand la plupart des banques de la zone euro ne gagnent pas leur coût du capital. Quasiment toutes les opérations de change sont traitées à la machine, l’affacturage est automatisé sur les plateformes, Orange travaille sur une plateforme pour traiter les NEU CP (ex billets de trésorerie). Demain, l’essentiel des opérations de marchés (placement des obligations investment grade) le sera certainement aussi.
Et la dématérialisation (beaucoup moins de papiers) qui change la vie des directeurs financiers ne va s’arrêter non plus.
7/Les talents
Les étudiants ont un moindre intérêt pour la finance au profit de l’entrepreneuriat et de la stratégie. Heureusement pour la France, cette désaffection est plus que compensée par un afflux d’étudiants étrangers attirés par les formations en finance dispensées dans notre pays. Cinq formations françaises sont classées dans les dix premières du classement établi par le Financial Times des Master in finance mondiaux, dont les quatre premières. Il y a ainsi 44 % d’étudiants étrangers à HEC Paris où nous enseignions, dont 111 allemands, 90 italiens, 85 américains du nord, 201 chinois, 121 indiens, etc. Si vous voulez embaucher de jeunes financiers bien formés et exposés à la culture française pour vos filiales étrangères, pas besoin d’aller chercher loin !
Mais on ne gère pas cette génération (millennials, génération Y) comme la précédente. Vous le savez si vous avez des enfants de cet âge. Ils cherchent une mission et non un travail, un mentor plutôt qu’un chef et veulent avoir de l’impact, du sens, dans ce qu’ils font. Cette génération est le fruit de son époque de réseaux sociaux et d’immédiateté. Elle n’est pas patiente.
Nous ne sommes pas des gourous du management, mais il nous paraît clair que cette génération va continuer à démissionner régulièrement et à nourrir les 87 % de collaborateurs moyennement impliqués dans leur travail si l’entreprise ne réadapte pas le travail aux modes de vie d’aujourd’hui et change son architecture : mettre l’accent sur le travail en réseau donnant plus de chance aux talents individuels de s’exprimer, plutôt que sur le contrôle managérial et la hiérarchie. L’autorité future des leaders actuels ne sera plus liée à leur position hiérarchique, mais fonction de leur capacité à mobiliser et à faire consensus. En finance aussi.
Et cette génération va devoir apprendre la patience, qui est une qualité, comme l’impatience d’ailleurs.
Mais il n’y a pas que la nouvelle génération. Et les trésoriers ne sont pas que des spécialistes d’une technique. Un certain nombre d’entre eux sont des managers et, à ce titre, ne peuvent pas rester indifférents au fait que seuls 13 % des employés en entreprise se sentent motivés et engagés par ce qu’ils font. Imaginez l’efficacité des équipes si on passait à 26 ou 52 % !
La formation digitale à la finance est une réalité depuis 3 ans pour les professionnels qui veulent revisiter les fondamentaux, se mettre à jour ou acquérir des nouvelles connaissances rapidement, à moindre coût et en créant des liens professionnels avec d’autres participants. Alors que nous nous lamentions in petto sur l’absence d’amélioration significative de notre productivité en salle de classe, les outils digitaux nous ont permis de la multiplier d’un coup par 14. Nous avons déjà formé ou re-formé certains d’entre vous ou de vos collaborateurs, 2 200 personnes en 3 ans, grâce au programme ICCF@HEC Paris. Mais les entreprises sont lentes à suivre, pas les individus qui foncent car ils s’intéressent plus à leur capital humain que leur employeur. Nous-mêmes continuons de nous former régulièrement. C’est vous dire !
Conclusion
Nous évoquons pour conclure deux thèmes :
a/ L’activisme actionnarial
Comme l’a montré Mickael Jensen, dont nous parions qu’il sera le prochain prix Nobel d’économie attribué à un chercheur en Finance, l’OPA fonctionne efficacement comme un moyen de discipline pour les groupes de taille petite ou moyenne et sous-performants (ABN Amro, Club Med ou plus récemment Gémalto)[3]. Mais elle est impossible à mettre en œuvre pour les groupes contrôlés ou trop gros (valant plus de 100 Md€), pour qui se pose alors la question de leur discipline en cas de sous-performances durables.
En fait, l’activisme actionnarial est l’outil qui manquait pour améliorer la gouvernance des groupes cotés contrôlés (Lagardère) ou trop gros pour être l’objet d’une OPA (Nestlé).
Et que cela plaise ou non, il va continuer à se développer en Europe.
Et la meilleure défense contre l’activisme est que l’entreprise fasse elle-même de l’activisme en n’hésitant pas à céder des actifs, changer de dirigeants, voire de stratégie, bref de priver les activistes d’arguments. C’est ainsi que L’Oréal vend The Bodyshop, soldant une tentative ratée d’incursion dans la distribution.
b/ Les connaissances en économie des français
Seuls 30 % des français répondent correctement à trois questions simples sur le risque, l’inflation et les taux d’intérêt (je place à 2 % par an, combien ai-je dans 5 ans ? Si l’inflation est de 2 % et que je place à 1 %, ai-je plus ou moins pour consommer ? Une action est-elle plus ou moins risquée qu’un portefeuille d’actions ?). Ils sont 53 % en Allemagne et 50 % en Suisse. On ne se consolera pas de savoir qu’ils sont seulement 4 % en Russie.
En 1880, dans les programmes des écoles élémentaires, on enseignait les intérêts composés. Plus aujourd’hui. Est-ce un progrès ? Nous ne pensons pas, et pas uniquement en tant que financiers.
Quand Mme Le Pen, M. Melenchon, M. Asselineau, M. Poutou et Mme Arthaud totalisent 44 % des voix au premier tour de la présidentielle de 2017, on peut se dire que ce niveau d’inculture économique est un vrai problème.
Mais positivons : on part de tellement bas que l’on peut espérer que les connaissances en économie de base s’amélioreront, surtout avec un ministre de l’éducation ancien directeur général de l’ESSEC et un Président de la République qui a travaillé en entreprise (le premier depuis 1974…).
[1] Vous pourrez trouver la captation vidéo de cette conférence sur le site vernimmen.net en cliquant ici
[2] Que vous pouvez lire en cliquant ici.
[3] Pour plus de détails, voir le chapitre 38 du Vernimmen 2018.
Tableau : Les investissements de venture capital en Europe en 2017
Ils ont atteint un plus haut historique en Europe avec environ 17 Md€ investis en 2017 selon les computations de Pitchbook[1] :
En revanche, par rapport au point haut atteint en 2014 avec 4 982 opérations recensées en Europe, 2017 marque la poursuite du retrait du nombre d’opérations recensées à 3 306, soit un tiers de moins. Corrélativement, la taille moyenne de chaque opération recensée augmente significativement, passant d’environ 3 M€ depuis 2008 à 5,1 M€.
Cette évolution est à l’œuvre pour tous les types d’investissements : amorçage, business angels, et fonds de capital risque :
Plusieurs explications coexistent : après une période de forte croissance du nombre d’investissements réalisés sur ce créneau qui ont triplé entre 2008 et 2014, les investisseurs se concentrent dans leurs portefeuilles sur celles de leurs participations qui réussissent et qui nécessitent des capitaux propres plus importants pour poursuivre leur développement. Par ailleurs, même ce segment de l’investissement n’est pas exempt de la tendance générale à l’envolée des prix des actifs, suite à l’écrasement du prix du risque entraîné par les politiques monétaires suivies en Europe depuis quelques années. S’il y a quelques années, une bonne équipe, une bonne idée et une bonne présentation PowerPoint valaient 1 M€, aujourd’hui on est plus près de 2 ou 3 M€.
Notons, enfin que les groupes investissent de plus en plus dans ce type d’actifs avec un peu moins de 40 % des investissements de venture capital comprenant au moins un groupe parmi les investisseurs, contre à peine 30 % 10 ans auparavant. Là encore l’effet taille joue.
[1] European Venture report 2017.
Recherche : Maturité et coût de la dette bancaire
Avec la collaboration de Simon Gueguen, Maître de Conférences à l'Université de Cergy-Pontoise
L’étude de la structure du capital des entreprises se concentre souvent sur le choix entre capitaux propres et dette, question fondamentale de la finance d’entreprise. Une autre caractéristique du financement de l’entreprise mérite aussi l’attention : la structure de la dette, et en particulier sa maturité. Trois chercheurs se sont intéressés, par une étude empirique[1], aux conséquences de la maturité de la dette sur son coût. Ils ont collecté pour cela des données sur la dette bancaire des entreprises américaines entre 1990 et 2014. Ils montrent que la maturité de la dette bancaire est un déterminant essentiel des spreads[2] payés sur cette dette.
Deux hypothèses théoriques sous-jacentes à cette étude peuvent expliquer les liens entre maturité et spreads bancaires. D’abord l’hypothèse du renouvellement (rollover). Si le marché de la dette n’est pas parfaitement liquide et connaît des périodes de tension, le renouvellement de la dette arrivée à maturité peut être difficile alors même que la situation financière de l’entreprise ne s’est pas dégradée. Il en résulte un coût du refinancement qui est supporté par les actionnaires. La conséquence est que les actionnaires préféreront faire défaut sur la dette plus rapidement, les coûts de la faillite étant supportés par les créanciers. Cette hypothèse suppose qu’une dette de maturité plus courte entraîne un coût de refinancement plus élevé, donc un risque de faillite plus élevé. L’étude empirique confirme cette hypothèse : une hausse d’un écart-type du ratio dette à court terme sur total des actifs entraîne une hausse d’environ 11 points de base de la marge bancaire (à comparer avec une marge moyenne de 202 points de base). Sur l’échantillon étudié, cela représente pour une entreprise en moyenne 600 000 dollars par an.
Ensuite l’hypothèse de substitution des actifs (asset substitution). Après émission de dette, les actionnaires d’une entreprise peuvent avoir intérêt à remplacer les actifs de l’entreprise par des actifs plus risqués. Ce phénomène est lié à la responsabilité limitée de l’actionnaire : une action peut être assimilée à une option détenue sur l’actif économique de l’entreprise. La hausse du risque provoque un transfert de richesse des créanciers vers les actionnaires[3]. Si les créanciers sont rationnels, ils anticipent ce problème en faisant payer une marge plus élevée à l’entreprise au moment de l’émission. Ce problème est particulièrement marqué dans les entreprises à forte croissance, dont le risque des actifs est plus facile à modifier.
Une maturité plus courte présente alors un effet vertueux : puisque la dette est renouvelée fréquemment, le risque des actifs peut être réévalué par les créanciers, et les actionnaires sont moins incités à augmenter ce risque. L’étude empirique montre que l’effet de la maturité sur le coût de la dette est moindre dans les entreprises à forte croissance. Pour ces dernières, les effets de l’hypothèse de substitution (favorables à une maturité courte) compensent en partie les effets de l’hypothèse de renouvellement (défavorables à une maturité courte).
Cette étude confirme ainsi que la structure de la dette est prise en compte par les banques lors de la négociation des marges. Pour les entreprises dépendantes du financement bancaire, les conséquences peuvent être significatives.
[1] C.W.WANG, W.C.CHIU et T.H. DOLLY KING, “Debt maturity and the cost of bank loans”, Journal of Banking and Finance, publication à venir.
[2] Les spreads utilisés dans l’article sont les all-in-drawn spreads, qui incluent, en plus de l’écart entre le taux payé et le taux monétaire de référence, les commissions versées au prêteur.
[3] Pour une explication détaillée, voir le chapitre 36 du Vernimmen 2018.
Q&R : Comment gérer les prix d'entrée différents dans les levées de fonds successives d'une start-up ?
Le fait que les investisseurs entrent dans le capital d’une société à des prix très différents (généralement de plus en plus élevés) crée mécaniquement des conflits d’intérêt potentiels, en particulier lorsque qu’une sortie ou une nouvelle levée de fonds est envisagée.
Une des protections demandées par les investisseurs lorsqu’ils entrent dans le capital d’une start-up a pour objet de les prémunir contre une levée de fonds ultérieure à un prix inférieur à celui auquel ils sont entrés. C’est ce que l’on appelle une clause de ratchet[1]. Cette clause permet aux investisseurs des premiers tours de recevoir des titres gratuitement lors de tours de financement réalisés à des prix plus bas que son prix d’entrée.
La full ratchet permet aux investisseurs historiques de bénéficier rétrospectivement des mêmes conditions financières que les nouveaux entrants. Les fondateurs sont alors très largement dilués puisque de nouvelles actions sont émises gratuitement au profit des investisseurs historiques.
La (broad-based ou narrow-based) weighted average ratchet est un peu moins pénalisante pour les fondateurs. La formule de calcul implique que les investisseurs des premiers tours moyennent à la baisse leur prix d’entrée sans aller jusqu’à bénéficier au global du niveau du dernier tour.
Les clauses de ratchet, très démotivantes pour les managements, sont de moins en moins utilisées dans l’univers des start-up. En effet, imaginez les entrepreneurs qui doivent non seulement se battre contre des vents adverses (leur projet n’avance pas aussi rapidement que prévu et sans être un échec, ils ne peuvent délivrer le plan d’affaires initial) et qui doivent, de plus, accepter dans une levée de fonds, de se faire diluer jusqu’à devenir très largement minoritaires dans le capital. Peu de chance que le projet se redresse…
Plus fréquemment maintenant, les pactes d’actionnaires prévoient uniquement une protection pour les derniers entrants en cas de cession de l’entreprise à un prix inférieur à leur prix d’entrée. Cette clause est dite de « liquidité préférentielle ».
Son expression la plus simple est qu’en cas de cession de l’entreprise, le prix de cession est d’abord alloué aux investisseurs du dernier tour jusqu’à remboursement de leur investissement, puis réparti au prorata du capital (s’il reste quelque chose à répartir !). Mais ce schéma simple implique que les entrepreneurs peuvent ne rien toucher si le prix de cession est trop faible…
Un schéma un peu plus complexe est donc généralement retenu. Celui-ci s’articule en trois étapes de répartition du prix de cession :
- Une petite portion du prix (généralement 20 %) est répartie au prorata des participations entre tous les actionnaires. Cela permet aux fondateurs de toucher une somme quel que soit le prix de cession.
- Le reste du produit de cession est d’abord alloué aux investisseurs de la dernière levée de fonds jusqu’à remboursement de leur investissement (en intégrant le cash touché sur la répartition initiale au prorata).
- Puis le résidu (s’il y en a un) est réparti entre tous les autres actionnaires (fondateurs compris) à due proportion de leur participation.
Vous noterez que les clauses de ratchet et de liquidité préférentielle ne sont pas exclusives l’une de l’autre car elles ne s’appliquent pas dans les mêmes circonstances (une levée de fonds dans un cas, une cession ou liquidation dans l’autre).
Autre : PORTRAITS DE FEMMES FINANCIÈRES
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen a publié les portraits de cinq financières dont nous reproduisons ici les deux premiers, les trois suivants seront pour le numéro d’avril[1].
Chrystelle Ferrari, CEO du groupe Encres DUBUIT
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ? Avez-vous rencontré des difficultés pour votre orientation ou au contraire avez-vous été soutenue ? Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ? Pour vous, quelle est la prochaine étape ?
Je viens d’une famille qui a la fibre entrepreneuriale, ce qui a très tôt suscité mon intérêt pour la gestion des affaires, la création d’entreprises. La comptabilité et la gestion ont été des choix naturels. Expert-comptable diplômée, j’ai très vite rejoint le monde de l’entreprise en intégrant le service d’audit interne d’un groupe coté et acteur majeur des métiers de la propreté et des services associés : le Groupe PENAUILLE Poly services, racheté par le Groupe DERICHEBOURG. Nous étions en charge du reporting et de la consolidation du groupe, qui comptait une centaine de filiales dans le monde.
J’ai eu l’opportunité en 2004 de prendre la Direction Financière du groupe Encres DUBUIT, une PME familiale internationale cotée en Bourse, spécialisée dans la fabrication d’encres de sérigraphie de haute technologie pour l’industrie. J’ai assez rapidement gagné la confiance des actionnaires qui m’ont nommée Directeur Général en charge des finances dès 2006.
J’ai intégré le Directoire du groupe à cette occasion, avant d’accéder à la présidence d’Encres DUBUIT en 2013, au poste de Président du Directoire.
J’ai continué d’occuper les fonctions de Directeur Administratif et Financier, afin de suivre le développement du groupe et surtout d’accélérer le redressement de l’entreprise qui était dans une situation difficile, en particulier en Amérique latine, où nous avons dû gérer un litige avec les associés minoritaires de la filiale brésilienne. J’ai réorganisé l’entreprise de façon à pouvoir être dégagée des fonctions commerciales et garder la main sur la partie industrielle. En 2016, les résultats de l’entreprise revenaient dans le vert et la situation brésilienne était assainie. J’ai pris la décision cette année de me dégager des fonctions purement financières pour me concentrer sur le développement du groupe.
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ?
Comment vous organisez-vous ?
Quel est votre secret pour tout mener de front ?
Pour gérer ce double job, il faut bien sûr de l’organisation, être bien entourée, avoir un petit réseau de baby-sitters de confiance…
Mais je remarque que le fait de devoir répondre à cette question entretient le mythe de l’égalité homme-femme.
Le but sera atteint lorsqu’on la posera également aux hommes !
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer dans ce domaine ?
Il faut de la rigueur, tout en restant à l’écoute.
Un bon manager doit cultiver l’agilité et la créativité, pour rester force de proposition, tout en apportant des réponses aux demandes urgentes.
Prendre des responsabilités dans une entreprise implique, nécessairement, une quantité de travail importante et une forte implication personnelle – je crois à la valeur de l’exemple.
J’implique mes collaborateurs, j’entretiens l’esprit d’équipe et je responsabilise les cadres intermédiaires dans leurs fonctions managériales. Je délègue dès que je le peux et j’essaie de rester attentive aux parcours de chacun.
Manager, c’est composer en permanence pour convaincre, rassurer et adapter l’entreprise au changement.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspiré au cours de votre parcours ?
Je n’ai jamais véritablement ressenti le besoin de m’identifier à des modèles, homme ou femme.
En revanche, je me suis enrichie des rencontres que j’ai pu faire tout au long de ma vie professionnelle. J’ai beaucoup appris des managers, souvent des hommes, sous la responsabilité desquels j’ai travaillé, qui m’ont fait confiance et qui m’ont permis d’évoluer.
Aujourd’hui, les femmes représentent 15 % des effectifs des directrices financières en France. Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ?
Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
Ces parois de verre, bien réelles, sont très culturelles. S’il y a beaucoup de femmes dans les métiers de la comptabilité, de la consolidation, leur nombre diminue très fortement dès lors que vous accédez au poste de Directeur Financier, Directeur Général…
Si beaucoup d’hommes continuent de penser que les femmes sont moins « efficaces, disponibles » dès lors qu’elles ont des enfants, les mentalités évoluent vite, notamment parmi les jeunes.
J’ai bon espoir, même si les choses avancent lentement, que les technologies comme le télétravail, que j’encourage, nous aident à lever ces barrières en facilitant la vie des femmes et des hommes qui en bénéficient.
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
Elles doivent tout d’abord décider si elles souhaitent avoir une vie professionnelle dans laquelle elles veulent s’épanouir en prenant des responsabilités, puis s’organiser en conséquence. Il ne faut pas écouter les « interdits », selon lesquels les postes de haut niveau dans la finance ne sont pas pour les femmes, mais faire ses propres choix, en les assumant.
Il faut alors être combative pour vaincre les difficultés qui surviendront au niveau des recrutements.
Olfa Zorgati, Chief Financial Officer, MetaPack Group
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ? Avez-vous rencontré des difficultés pour votre orientation ou au contraire avez-vous été soutenue ? Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ? Pour vous, quelle est la prochaine étape ?
J'ai eu un début de parcours somme toute classique. Arrivée de ma Tunisie natale, j'étais forte en maths et je me suis naturellement intéressée à la Finance (Majeure Finance à HEC Paris).
J'ai eu la chance d'avoir l’extraordinaire M. Vernimmen comme professeur et j’ai travaillé à l’époque sur son dernier livre. Cela a fortement contribué à mon choix de carrière.
En sortant d'école, j’ai donc rejoint la Société Générale en Fusions et Acquisitions. Rapidement le monde de l’entreprise m’a attirée et j'ai eu l’opportunité de rejoindre le groupe Vivendi/Canal+ où j’ai passé sept années, dans différentes fonctions de Finance d’entreprise.
J’ai ensuite fait une « pause » lorsque j’étais enceinte de mon troisième enfant, de près de deux années, qui m’a notamment permis de souffler et d’obtenir un diplôme d’expertise en mobilier et objets d’art 18e (une passion)... La recherche d’emploi a ensuite été rude et j’ai eu droit à des petites phrases du type « je ne me sentirais pas à l’aise de vous appeler à 22h si besoin sachant que vous avez trois enfants ou de vous envoyer sur le champ à l’autre bout du monde ». C’était très bienveillant souvent, mais cela fermait les portes aux postes que je briguais. Je me suis alors rapprochée de certains réseaux féminins (HEC au Féminin, PWC etc.) et depuis je suis devenue une inconditionnelle de ce type de structure pour le soutien/expérience qu’elles permettent de trouver.
J’ai finalement rejoint le groupe M6, en tant que Directrice Financière du pôle Achat à distance (Mistergoodeal, téléachat etc..). Quelques années plus tard, cela s’est de nouveau compliqué car mon mari avait des propositions de travail à l’étranger... Là encore, il a fallu d’un côté, que lui refuse toute proposition dans un endroit où je ne pourrais pas travailler et que moi, à chaque fois je surmonte la difficulté du changement : à la Silicon Valley (je n’avais pas 20 ans, je n’étais pas ingénieur et je n’avais jamais travaillé pour une start-up ou une boîte américaine…), puis à Londres (je n’étais pas UK chartered accountant je ne connaissais pas le milieu financier et n’avais pas un réseau anglais suffisant...)
Là encore, beaucoup de volonté et des gens intelligents en face finissent par vous permettre de « rentrer » et ses deux expériences sont certainement devenues mes meilleurs atouts: bien connaître le milieu des start-up, de la Tech et le monde de la croissance à 2/3 chiffres notamment à l’international et avoir appris à travailler dans des cultures diverses.
Aujourd’hui, après des expériences de Chief Financial Officer (CFO) et Chief Operating Officer (COO) dans plusieurs start-up, je suis directrice financière chez MetaPack, de ce qu’on appelle une « scale-up », société de plus de 400 personnes à très forte croissance dans la tech (Saas Business).
La prochaine étape est certainement un retour en France afin de participer à l’élan actuel de l’ensemble de l’écosystème, d’adopter un esprit « entrepreneurial » et de bénéficier de la déferlante digitale disruptive de la plupart des industries et modèles de business actuels.
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, vie de mère de famille nombreuse et vie de CFO ? Comment vous organisez-vous ? Quel est votre secret pour tout mener de front ?
J'ai eu très tôt dans ma carrière des femmes bienveillantes autour de moi, qui m'ont expliqué qu'il fallait que j'investisse et crois en moi et que, à la maison comme au travail, il fallait recruter des personnes à qui je pouvais rapidement déléguer un maximum de choses pour pouvoir en faire plus au travail et profiter de moments « plaisirs » en famille et entre amis.
Je suis également d'une nature confiante et optimiste, donc je ne perds pas beaucoup d'énergie à penser aux scénarios catastrophe qui peuvent arriver aux enfants... faire confiance et donner de l'autonomie, même à sa nounou, c’est vital pour la motiver et ça s'apprend comme le management, c'est là que les personnes donnent en retour beaucoup...
Bien entendu, la dual carrier avec mon mari est toujours compliquée à gérer et je pense qu’il m’a fallu énormément d’énergie pour surmonter les difficultés rencontrées... Je suis de ce fait encline aujourd’hui à encourager la discrimination positive pour un temps mais je reconnais que ce n’est pas idéal.
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer dans ce domaine ?
La finance d'entreprise aujourd’hui exige toujours beaucoup de connaissances techniques/légales et de la rigueur ; mais avec des systèmes de plus en plus performants, beaucoup de données disponibles à tous et un monde en perpétuel changement, le directeur financier se doit d'accompagner le PDG et les autres membres du Comité exécutif dans une « analyse intelligente » des situations et souvent une nécessaire prise de risque, plutôt que d'être un frein à la prise d'initiative. Tout en étant le garant de la solidité financière de l'entreprise sur le long terme, le directeur financier doit donc absolument intégrer d'autres données (que financières) pour jouer son rôle de « partenaire » stratégique et développer très tôt ses capacités d’analyse.
Je dirais donc une grande curiosité pour comprendre l’ensemble des paramètres du business, une grande capacité d’analyse de données diverses et un esprit d’équipe pour partager et faciliter les prises de risques/décisions.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspiré au cours de votre parcours ?
Jeune, j’ai beaucoup lu Simone de Beauvoir et encore aujourd’hui je lis souvent des biographies et suis fascinée par des parcours tels que celui de Simone Veil.
Il y a bien entendu Christine Lagarde et Sheryl Sandberg mais je dois avouer manquer au quotidien de mentors féminins.
Il y a autour de moi des femmes extraordinaires : Sylvia Metayer (Comex Sodexo), Ariane Gorin (Comex Expedia) etc. mais souvent elles manquent de temps pour mentorer vu qu’elles sont très sollicitées car peu nombreuses...
Bien entendu ma grand-mère, ma mère et mes tantes (toutes des femmes extraordinaires) ont été et sont toujours des modèles de vie extraordinaires, mais aucune dans le business...
Aujourd’hui, les femmes représentent 15 % des effectifs des directrices financières en France. Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ?
Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
Je crois que le taux des femmes en comité exécutif est globalement de 15 %, il y a une vraie difficulté à avoir des femmes à ce niveau-là, je pense tout simplement car on recherche souvent des profils d'hommes (pas d’arrêt dans la carrière, une disponibilité totale, ...). Nous pouvons changer cela par un comportement volontariste et en valorisant le « potentiel » et non le CV. Les femmes doivent aussi se mobiliser. Exemple, je change actuellement de poste et j’étais bien entendu la seule femme au Comex de ma société.
Depuis ma prise de fonctions, j’avais créé au sein du groupe un réseau interne de femmes et, lorsque j’ai annoncé mon départ, c’était une évidence pour mon patron qu’il fallait une femme pour me remplacer : on a cherché et on a trouvé!
J’ai aussi eu ma responsable du contrôle de gestion qui m’a annoncé quatre mois après son arrivée qu'elle était enceinte...j'ai essayé de l’aider avec ma connaissance personnelle de ce type de situation (difficile) et deux mois après son retour de congé de maternité elle a été promue Finance Director, je suis sûre qu’elle ira loin dans sa carrière et qu’elle aidera à son tour des femmes...
Quel conseil pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
Le monde de demain, qu'on le veuille ou non, sera un monde de données, rejoindre un métier de la finance et maîtriser les chiffres sera, je suis sûre, un atout extraordinaire pour mieux comprendre, interpréter voire anticiper les évolutions des business de demain et avoir un vrai impact. C’est, je pense, ce qu’elles recherchent...
[1] Ils sont toutefois disponibles sur le site vernimmen.net en cliquant ici.
Commentaire : Commentaires
Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière. Vous en trouverez quelques-uns publiés le mois dernier dans cette rubrique :
AXA achète XL pour 12,4 Md€ et recule en bourse de 5,9 Md€ : le prix du non-respect de la parole ?
Hier à l'annonce de cette opération qui accroît les actifs d'assurance d'AXA (en assurance dommages entreprises) et réduit le poids de ceux de la gestion d'épargne, conformément à la stratégie annoncée, le cours de bourse a baissé de 9,7 %.
Certes la prime payée n'est pas basse (environ 40 % sur une moyenne de cours de plusieurs mois, 3,5 Md€), mais il y a aussi des synergies (annoncées à 0,4 Md$ par an, ce qui ne semble pas excessif). Sans en tenir compte, c'est donc 2,4 Md€ de perte de valeur parce qu'il y a quelques mois, le président d'AXA avait annoncé ne pas vouloir faire des opérations de grande taille, mais comprises entre 1 et 3 Md€.
Ceux d'entre vous qui ont un peu de cheveux gris se rappelleront que l'acquisition par AXA de Equitable aux États-Unis en 1991 avait aussi beaucoup perturbé le marché boursier à son annonce. C'est l'opération qui a permis à AXA de cesser d'être un groupe centré sur la France, pour prendre avec succès une ampleur mondiale. Ce que la Bourse, pas bornée, a reconnu ensuite.
Bref, les opportunités sont faites pour être saisies et il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.
Régulation des ICO : Bravo à l'AMF !
En effet, le régulateur français a annoncé, suite à une large consultation publique, qu'elle allait proposer de mettre en place une régulation qui nous paraît très intelligente, sous forme d'un régime d'autorisation facultatif avec ou sans visa. Ainsi les initiateurs de projets frauduleux ne solliciteront pas de visa de l'AMF puisqu'ils sauront qu'ils ne l'obtiendraient pas. Et s'ils veulent quand même émettre en France, le prospectus de l'ICO (white paper) indiquera qu'il n'y a pas de visa : ainsi les investisseurs sauront à quoi s'en tenir. Quant aux initiateurs de projets non frauduleux, ils prendront le risque de demander un visa et de l'obtenir pour autant qu'un certain nombre d'informations soient données au public.
Souhaitons que le gouvernement, puis le parlement, suivent cette préconisation.
Cette position nous paraît très astucieuse face au développement des ICO qui pose en creux le problème de la réglementation des introductions en Bourse, en France et dans le reste du monde. Si celle-ci n'était pas devenue aussi lourde et pénible, en particulier pour les jeunes entreprises ou celles de tailles petite ou moyenne, il est probable que les ICO n'auraient pas connu le développement que l'on observe.
À titre d'illustration, nous avons en tête une entreprise du monde digital faisant 6,8 M€ de ventes en 2013 (en progression de 100 % sur l'année précédente), venue chercher en Bourse 2,6 M€ pour financer son développement, employant 23 personnes et qui a dû rédiger un prospectus de ... 165 pages. Elle a compris. Elle est restée 2 ans en Bourse et est redevenue non cotée tout en poursuivant sa croissance (30 M€ de ventes environ 4 ans après).
Si vous n'êtes pas au clair sur les ICO, ne vous inquiétez pas, c'est dans La Lettre Vernimmen.net n° 153 de novembre 2017.
[1] Que vous pouvez consulter ici pour Facebook et ici pour LinkedIn