La Lettre n°203 de Décembre 2022

Actualités : Table ronde : Comment les entreprises réagissent-elles face à l'inflation ?

Pour ceux d’entre vous qui n’étaient disponibles physiquement à Paris ou via Internet, le 30 novembre, voici la retranscription d’une des deux tables rondes que nous avons animées à l’occasion de la parution du Vernimmen 2023.

 

Vernimmen :

 Merci Matthieu Malige, CFO Groupe de Carrefour, d'avoir accepté de participer à cette table ronde consacrée à la gestion de l'inflation par les entreprises. Le constat est que l'inflation n'a jamais été aussi importante depuis le milieu des années 1980. Cela signifie que la plupart des professionnels encore en activité ne l’ont pas connue. Par ailleurs, les économies occidentales ont été dans une dynamique de baisse des taux depuis 40 ans. Cette dynamique semble s'être inversée depuis le 1er semestre de cette année. Comment voyez-vous l'évolution de l'inflation, et pensez-vous que cette situation va durer ?

 

Matthieu Malige :

Je vais vous répondre avec mon regard de dirigeant d’entreprise, n’étant pas économiste. Il y a un an, lors des premiers débats sur l’inflation, la thèse générale était que les tensions sur les chaînes d’approvisionnement nées du redémarrage économique post pandémie allaient se résorber et qu’en conséquence l’inflation serait transitoire. Or, de notre fenêtre de distributeur, nous observions déjà à ce moment-là des prix de matières premières élevées et nos fournisseurs nous demandaient des hausses de tarifs significatives, parfois à deux chiffres. Il nous paraissait donc très probable que cette inflation allait se transmettre à la consommation et à l’économie réelle. Très tôt, nous avons donc tablé sur une inflation élevée et durable en 2022. Le temps nous a donné raison.

Si l’on regarde les perspectives pour 2023, nos fournisseurs nous demandent des hausses supérieures à 10% pour leurs nouveaux tarifs. Du côté de nos coûts d’exploitation, là aussi, nous nous attendons à de l’inflation en 2023. Nous avons augmenté les salaires cette année ce qui aura un effet en 2023.  En 2022, nous avons bénéficié de couvertures sur nos achats d’énergie qui auront moins d’effet en 2023.

Voilà pourquoi nous pensons que nous allons continuer à avoir une inflation forte en 2023. Dans ce contexte, nous accélérons la transformation de l’entreprise pour être en mesure de baisser nos coûts de fonctionnement et d’absorber une partie de cette inflation.

 

Vernimmen :

Est-ce que vous anticipez une spirale inflationniste par les salaires et par les coûts ?

 

Matthieu Malige :

A court terme, nous pensons que l’inflation va rester à des niveaux élevés. En 2022, il y a eu des hausses de salaires significatives. Cela crée évidemment des effets de report sur 2023. Et, comme je vous le disais tout à l'heure, nous pensons qu’il y aura encore de l'inflation en 2023, nous estimons donc qu'il pourrait y avoir à nouveau une inflation significative sur les salaires l'année prochaine.

Ceci étant dit, si je compare avec la situation de certains pays d’Amérique Latine, où Carrefour est présent, et qui connaissent des taux d’inflation annuelle élevés de manière régulière, nous n’avons pas encore en Europe des réflexes ou des logiques psychologiques associés à une inflation élevée et durable. Et c’est une bonne chose. Cela devrait contribuer, je l’espère, à un retour rapide à une inflation normalisée.

 

Vernimmen :

Quelle est l'attitude de Carrefour du côté financement face à ce nouveau paradigme ? Est-ce que vous attendez que les taux rebaissent ? Est-ce que vous saisissez la première fenêtre ? Est-ce que vous voulez fixer de peur que les taux longs ne décalent encore, ou variabiliser pour bénéficier d'une baisse des taux courts avec une courbe des taux qui est inversée ?

 

Matthieu Malige :

Cela fait trois ans que nous évoluons dans des marchés très volatiles. A titre d’exemple, en avril 2020 le marché obligataire et le marché des billets de trésorerie court terme ont été fermés pendant plusieurs semaines. Ce sont des situations extra-ordinaires. Il est donc essentiel d’avoir une notation de crédit solide et de savoir saisir les bonnes fenêtres de marché. Dans ce contexte et dans la mesure où nous pensons que l’inflation pourrait durer et que les taux pourraient encore augmenter, nous avons fait le choix de nous refinancer par anticipation.

 

Vernimmen :

Donc ça, c'est l'attitude des entreprises. Quelle est l’attitude des consommateurs ? Vous disiez que nous ne sommes quand même pas dans un contexte inflationniste comme en Amérique Latine. Mais est-ce qu'on perçoit, et vous êtes aux premières loges, un changement d'attitude des consommateurs ?

 

Matthieu Malige :

Les comportements des consommateurs évoluent, et ils évoluent vite. L’été dernier, le consensus était que cette vague d’inflation, que l’on voyait arriver, aurait peu d’impact sur la consommation des ménages. Aujourd'hui les choses ont changé. Je vous donne deux chiffres : au mois d'octobre 2022, l'inflation alimentaire en France est de 12 % ; la croissance du marché alimentaire est elle de 7 %. Il y a donc 5 points d’écart liés à l’évolution des modes de consommation. En pratique, un client achète plus en promo ou privilégie les produits à marque de distributeur ou à marque premier prix.

 

Vernimmen :

Est-ce qu'il y a des mesures spécifiques que Carrefour a prises pour gérer cette inflation et ce changement de comportement des consommateurs ?

 

Matthieu Malige :

Dans ces situations, il faut se tenir aux côtés de ses clients, c’est notre mission. C’est une période où le pouvoir d’achat des ménages est sous tension et soutenir ses clients en leur apportant la bonne solution est aussi un gage de fidélité. Chez Carrefour, nous avons déployé l’ensemble de nos atouts pour apporter des solutions concrètes aux consommateurs, avec le format hypermarché par exemple, qui est un format discount, mais également avec nos produits Carrefour qui ont une qualité identique ou meilleure que les grandes marques et qui sont environ 30 % moins chers. Bien entendu, cela coûte, et il faut donc baisser ses coûts d’exploitation. Premièrement, en passant en revue l’ensemble des processus de l’entreprise, en arrêtant certains qui ne sont pas essentiels ou en en refondant d’autres. Deuxièmement, nous investissons dans la réduction de la consommation énergétique, dont le coût a beaucoup augmenté, et par là-même nous progressons vers nos objectifs RSE. Il est également possible de mettre à disposition le bilan du groupe pour réaliser des achats “tactiques” à bon prix et en faire bénéficier nos consommateurs.

 

Vernimmen :

Nous avons lu avec intérêt le rapport du gouvernement qui disait que l'inflation s'était répercutée de manière rapide sans trop de distorsion sur la chaîne de valeur, c'est-à-dire qu’il n’y a pas des acteurs qui se sont engouffrés dans ce mécanisme pour avoir des profits inconsidérés. Est-ce que c'est ce que vous avez observé, ou est-ce que vous vous dites qu’il y a quand même des acteurs qui en ont profité ?

 

Matthieu Malige :

Nous pensons que c'est très fluide. J'étais même étonné que les gens soient surpris qu'il n’y ait pas eu de “profiteurs”. Côté distributeurs, il y a une telle compétition dans tous les marchés, une telle élasticité aux prix, que les distributeurs font tous des efforts pour être compétitifs. D’ailleurs, si vous regardez les rentabilités sur le premier semestre des grands distributeurs côtés, européens  et américains, vous observez une baisse de la profitabilité, entre 30 et 80 points de base pour des entreprises qui génèrent environ 3 % d’EBIT. C’est une baisse importante. Du côté des FMCG (Fast Moving Consumer Goods), qui sont les acteurs avec le plus de levier dans la chaîne de valeur, c’était une bonne nouvelle de voir que tout le monde avait joué le jeu.

 

Vernimmen :

De manière plus générale, qu'est-ce que ça change pour Carrefour de piloter en période d'inflation ? Est-ce que l'attitude du manager est différente ?

 

Matthieu Malige :

Le modèle économique et commercial d’un distributeur alimentaire est historiquement assez stable. Habituellement, la consommation alimentaire est assez constante dans le temps, les prix d’achat sont établis une fois dans l’année. Tout cela a volé en éclats en 2022. Le consommateur adapte sa consommation à l’inflation de manière marquée. Le prix de vente doit évoluer régulièrement car les négociations fournisseurs sont devenues permanentes. Les coûts évoluent aussi régulièrement en cours d’année avec l’inflation de l’énergie en particulier. Donc le modèle économique évolue en permanence. Il faut anticiper et être réactif.

Nous avons également fait évoluer certains indicateurs de pilotage. Le chiffre d’affaires qui est un indicateur clé dans notre industrie est très impacté par l’inflation et n’est donc plus suffisant pour mesurer l’activité. Nous l’avons complété de l’évolution du nombre d’articles vendus qui, lui, n’est pas sujet à l’inflation. C’est toute une organisation qui doit suivre son activité différemment.

Ainsi, vous le voyez, il y a beaucoup de travail d'adaptation dans le pilotage. Et cela devient un sujet stratégique :  l'entreprise qui s'adapte vite dans cet environnement maximise ses chances de s’en sortir, et inversement, cela peut être une menace pour les entreprises qui ne s'adaptent pas suffisamment vite.

 

Vernimmen :

Les économistes ont souvent parlé, avec l'injection de liquidités des banques centrales, d'inflation sur le prix des actifs. On a vu une correction depuis le début de l'année, surtout aux États-Unis, un peu moins en Europe. À votre avis, l'inflation sur le prix des actifs est-elle finie maintenant ? Ou on attend encore une correction ?

 

Matthieu Malige :

Cela va dépendre de l'environnement et des taux. Ce qui est intéressant dans ce dégonflement de bulles, c'est que, même s'il est difficile de sortir d'une phase où l'argent était gratuit, cela est plutôt sain. En revenant à des raisonnements où l'argent a un vrai coût, on induit une multitude de micro-décisions qui sont saines. Le point le plus positif pour moi concerne les enjeux liés à la transition énergétique. Jusqu’à présent, les décisions concernant nos objectifs environnementaux et climatiques étaient mises en œuvre grâce à la responsabilité de managers et dirigeants qui avaient la conviction qu’il fallait affronter ce sujet du réchauffement climatique. Aujourd'hui, il y a beaucoup plus d’alignement entre les objectifs financiers et les objectifs RSE.

 

Vernimmen :

Quelles sont les qualités de leadership nécessaires en période de crise post covid ?

 

Matthieu Malige :

Je crois qu’aujourd’hui savoir affronter une crise est devenu un élément de base de la « boîte à outils » du manager. Pour naviguer dans l’environnement de crise(s) actuel, je pense d’abord qu'il faut savoir être très lucide - et ce n'est pas toujours facile. Ensuite, il faut faire preuve d'anticipation, en identifiant assez tôt les implications pour son activité. Enfin, il faut s'assurer que l'organisation réagisse très vite.

 

Question du public :

Est-ce que vos systèmes d'information arrivent à suivre, par exemple, le sourcing, et pour les coûts de transport, l'origine des produits ? Parce que vous avez dit, votre directeur supermarché regardait le chiffre d'affaires et maintenant regarde le volume, donc est-ce que votre système d'information prend en compte les volumes, le sourcing et ce genre de choses, et comment vous pouvez l'adapter ?

 

Matthieu Malige :

C'est une évolution profonde, il y a beaucoup de systèmes qui intègrent cela, mais pas partout, il faut donc faire des développements, investir. Chez Carrefour, nous avons la chance d’être présents en Amérique Latine depuis une cinquantaine d'années. La première chose que nous avons faite il y a un peu plus d'un an, c'est de mettre en place des tables rondes internes, ce qui nous a permis d'anticiper, y compris par des investissements dans la technologie.

 *          *

Après Matthieu Malige avec qui nous avons exploré la réaction des entreprises face à l’inflation du point de vue de leur activité opérationnelle, nous avons le plaisir d’accueillir Stéphanie Besse pour regarder leurs réactions du côté du financement.

 

Vernimmen :

Le taux des OAT était à 0,2 % en début d'année, il est à 2,5 % aujourd'hui ou quelque chose comme ça. Selon toi, cette hausse des taux est uniquement due à une perception différente de l'inflation à long terme ?

 

Stéphanie Besse :

Effectivement, on a connu une hausse assez phénoménale des taux sur toute la partie de la courbe, et, clairement, c'était dû à une progression de l'inflation. On est passé pour l’inflation d’environ 2 % à environ 6 % en 2022-2023 en zone euro. Donc on a clairement connu une remontée des taux, qui est très visible sur la partie court terme avec une hausse des taux les plus courts et qui s'est translatée sur la partie la plus longue. Mais l’OAT n'est pas la seule affectée, c'est l'ensemble des emprunts d'État de la zone euro qui ont été affectés et qui a progressé de l'ordre de 200 points de base. On voit que du côté de la BCE, on n'a pas encore de marge de manœuvre pour baisser les taux, contrairement à ce qui pourrait se passer outre-Atlantique. Donc on va rester dans un environnement où les taux d’intérêt vont rester assez élevés. On a par ailleurs une fin des TLTRO, vous savez ce sont ces REPO long terme qui sont octroyés aux banques. Donc une BCE qui va être un petit peu moins allant, et qui va donner un petit peu moins de liquidités au marché. Et enfin, une offre qui va devoir être, là aussi, absorbée par des investisseurs finaux plutôt que par les banques centrales. Donc, on a un peu tous ces éléments qui, ma foi, laissent à penser que la hausse des taux a été violente, parce que tous ces phénomènes n’étaient pas forcément anticipés, et qu'elle pourrait durer un certain temps, en tout cas au sein de la zone euro.

 

Vernimmen:

Quelle est l'attitude des groupes français du côté financement face à ce nouveau paradigme ? Est-ce qu'ils attendent que les taux rebaissent ? Est-ce qu'ils saisissent la première fenêtre ? Est-ce qu'ils veulent fixer les taux pour ne pas prendre une fenêtre plus tard, alors que les taux longs auront décalé, ou variabiliser pour bénéficier d'une baisse des taux courts avec une courbe des taux qui est inversée ?

 

Stéphanie Besse :

Je crois que, après un temps d'adaptation à ce nouvel environnement, on a des entreprises qui ne font pas trop de paris sur l'avenir, c'est-à-dire que, lorsqu'il y a une fenêtre pour pouvoir, par exemple, venir sur le marché obligataire, elles la prennent. Ce qui a changé par rapport aux dernières années, et, là il y a plusieurs types d'emprunteurs. Les emprunteurs de catégorie, on va dire, la plus élevée, qui ont eu accès à des conditions de financement extrêmement attractives ces dernières années, qui sont restés à taux fixes. Ces derniers ont la capacité à intégrer cette hausse des taux dans leurs coûts de financement aujourd'hui sans problème. Donc pour ceux-là, ce qu'on observe, c'est deux positions. Ceux qui se disent : si les taux baissent je vais peut-être envisager de fixer dès aujourd'hui et de pré-hedger des opérations futures. On a vu Bouygues, dans le cadre du refinancement d’Equans, qui a d'ailleurs communiqué là-dessus. Et d'autres qui trouvent que revenir sur des stratégies plutôt de taux variables est aujourd'hui plus d'actualité que ça ne l'a été.

Donc ça c'est pour la catégorie, on va dire, des emprunteurs les mieux notés. Ensuite, on a la catégorie du high yield, où, là, clairement, l'opportunisme restera de mise, parce que les fenêtres d’emprunt sont extrêmement courtes, et historiquement sur ces emprunteurs on voit une stratégie prédominer : aller chercher du cash. Et ceux qui avaient emprunté par exemple en dollars et qui ont des positions de couverture largement positives vont déboucler pour pouvoir tirer de la valeur de ces débouclages de couverture. Et, enfin, on a la partie très endettée, donc là où on est plutôt sur des financements type term loan à taux variable, où ces emprunteurs viennent plutôt refixer. Donc chaque catégorie a des stratégies un peu différentes, mais en tout état de cause, face à la volatilité actuelle, je crois que personne n’a envie de faire trop de parier sur un avenir qui restera incertain. Ainsi quand il y a un besoin le refinancement et que la fenêtre le permet, les entreprises viennent se refinancer.

 

Vernimmen :

Si on revient aux taux d'intérêt, d'un point de vue macro-économique on peut se demander : avec des taux d'intérêt si élevés, des marges d'intérêt si élevées également, pourquoi les investisseurs ne sont-ils pas plus présents pour les émissions obligataires aujourd'hui ?

 

Stéphanie Besse :

Ils ne font pas les malins non plus, je crois qu’ils sont très attentistes. Il y a d'abord un environnement, effectivement, qui rend la majorité des emprunts obligataires lancés depuis le début de l'année, si ce n'est 90% qui, aujourd'hui, cote en dessous de son niveau d'émission. Donc c'est des pertes sèches pour les investisseurs, dans ce contexte à la fois lié, comme tu le disais, à la hausse des taux et à la hausse des spreads. On a vraiment très peu de visibilité sur ce que sera 2023, comment les choses vont évoluer. Donc face à ce contexte, les investisseurs sont prudents. Ils vont se reporter sur des crédits comme Carrefour, qui a fait de très belles opérations. Ils vont privilégier des notations élevées d'un point de vue agence de notation. Si vous n'avez pas de notation aujourd'hui, l'accès au marché est compliqué. Et les investisseurs vont plutôt aller sur des durations intermédiaires plutôt que sur du très long terme.

Je crois qu'on a été très mal habitués ces dernières années, avec énormément de liquidités qui provenaient des banques centrales et qui alimentaient cette bulle, dont on savait qu'elle existait et qu'à un moment de toute façon il allait falloir sortir de cet environnement. Donc pour autant, pour finir quand même sur une note un peu positive, c'est que dès qu’on a une accalmie, on voit que les investisseurs restent globalement présents, parce qu'ils trouvent aujourd'hui des taux de rendement attractifs et qu’ils n'ont jamais obtenus sur un passé récent.

 

Vernimmen :

Avec la baisse des taux, il y a des baisses de la valeur des dettes émises à des taux très faibles qui décotent très fortement ; est-ce que tu vois des acteurs qui sont au rachat de leurs anciennes dettes décotées ?

 

Stéphanie Besse :

Effectivement, il y a des emprunteurs qui rachètent ces dettes décotées. Mais il faut avoir un niveau de trésorerie, ma foi, assez confortable parce que, bien entendu, c'est une opportunité, mais elle vient réduire des dettes, comme tu le disais, qui sont à des taux qu'on ne retrouvera pas pendant un certain temps. Donc c'est plutôt pour des entreprises avec beaucoup, beaucoup de liquidités. Et ensuite on voit des rachats, mais qui sont adossés à des nouvelles opérations, et là c'est plutôt pour des sociétés du type, par exemple, immobilier, qui n’ont pas toujours accès au marché, et qui cherchent à sourcer de la liquidité en proposant aux investisseurs initialement investis de réinvestir dans une nouvelle dette à un taux plus avantageux. Et, eux, ça leur permet d'emprunter sur des maturités plus longues et d'assurer le refinancement de leur souche à venir, parce que tous n'ont pas la flexibilité que d'autres peuvent avoir.

 

Vernimmen :

Les économistes ont souvent parlé, avec l'injection de liquidités des banques centrales, d'inflation sur le prix des actifs. On a vu une correction depuis le début de l'année, surtout aux États-Unis, un peu moins en Europe. À votre avis, l'inflation sur le prix des actifs est-elle finie maintenant ? Ou on attend encore une correction ?

Stéphanie Besse :

On en parlait un petit peu plus tôt, effectivement, on a vu une activité M&A en 2021 extrêmement active, 2022 est beaucoup plus incertain, et sur certains secteurs, comme l'immobilier, la technologie aussi qui a été très affectée, on voit que les multiples ont clairement chuté. Mais il n’y a pas énormément de transactions, donc c'est difficile de savoir si le bon prix est là. Pour le reste, je crois que, côté vendeurs, il y a toujours un peu une attente de voir des multiples rester là où ils sont. Sauf qu'un business plan que vous avez établi en 2021 sur des taux de financement qui étaient proches de zéro n'a plus rien à voir aujourd'hui, donc oui, le prix des actifs à un moment devra s'ajuster à cet environnement, en tout cas c'est ma conviction.

 

Question du public :

On a évoqué ce soir la remontée des taux nominaux, mais, tout de même, on a quand même des taux d'intérêt qui persistent et qui demeurent négatifs, enfin, en termes réels. Est-ce que ce n'est pas ça aussi, le fait qu'on n'assiste pas au dégonflement plus rapide de la bulle qu'on a évoquée d'une part, et puis d'autre part de faire en sorte que, effectivement, les investisseurs, sont à la recherche comme d'un taux neutre, disons même un taux d'intérêt réel zéro ?

 

Stéphanie Besse :

Vous avez raison, c'est-à-dire que, si vous pensez que l'inflation va rester sur les 10 prochaines années au niveau auquel nous sommes, clairement les taux réels restent négatifs. Et donc ça reste des opportunités pour des emprunteurs. Pour autant, c'est difficile de se projeter, mais on imagine qu'à un moment cette bulle, voilà, on va pouvoir faire face à, en tout cas, avoir une politique monétaire un peu moins agressive pour faire face à cette inflation, et que ça portera ses fruits. Je crois que c'est ça aussi le point de vue des investisseurs, qui en plus ont un paquet d'emprunts en portefeuille qui ne les rémunèrent quasiment pas.

 

Question du public :

Une question complémentaire également sur la hausse des taux : est-ce qu'on a intégré aussi le différentiel de taux d'intérêt avec les États-Unis ? Avec le change, est-ce que ça, cela n’a pas joué aussi sur la partie de la courbe des taux, à court terme en tout cas ?

 

Stéphanie Besse :

Alors, on a beaucoup suivi les États-Unis, il y a un effet assez systématique en Europe, c'est de suivre les États-Unis. Si les politiques monétaires telles qu'on les anticipe divergent, entre ce qui se passe en Europe et aux États-Unis, il est probable que ça aura un impact sur les taux de change, en tout cas sur le taux euro-dollar, et l'euro devrait s'apprécier. Mais pour l'instant, voilà, on est revenu à une certaine parité. Je pense que l'avenir nous le dira, monsieur Powell parlait ce soir aussi de ce qu’il compte faire outre-Atlantique, mais je ne suis pas économiste donc je réponds en toute humilité.

 

Question du public :

Si les est taux d'intérêt réels sont négatifs, je pose la question du charbonnier, à quoi sert le marché obligataire ?

 

Stéphanie Besse :

On peut se poser la question sur les 10 dernières années, je crois, parce qu’ils sont effectivement négatifs depuis un certain temps. Et aujourd'hui, je crois qu'ils apportent aussi une certaine forme de stabilité par rapport à d'autres marchés. Et on voit qu'il y a des transferts aussi assez massifs. Les marchés equity n'ont pas beaucoup convaincu non plus ces derniers temps, donc à un moment toute cette liquidité qui a été insufflée dans le marché, il faut qu'elle s'investisse quelque part. Donc il faut qu'elle se mette quelque part, on l'a vu sur le prix des actifs mais on le voit aussi sur les marchés obligataires, sur d'autres marchés…

 



Tableau : 700 ans de taux d'intérêt réels

Fruit des travaux de Paul Schmelzing que vous pouvez consulter ici, mêlant des sources essentiellement européennes, ce graphique montre un déclin continu des taux d’intérêt réels, résultat probablement d’une bien meilleure allocation des capitaux qu’a permis le développement des marchés financiers au cours du temps.
On attirera l’attention de nos jeunes lecteurs sur le fait qu’en finance, il est toujours dangereux d’extrapoler une courbe, même vieille de 700 ans !

D’ailleurs les quelques éléments financiers que l’on a de l’Antiquité gréco-romaine montrent des taux d’intérêt réels inférieurs aux 15 % du début du xive siècle.

 



Recherche : Introductions en Bourse : les droits de vote multiple sont-ils nécessaires à l'attractivité d'une place financière ?

Par Édith Ginglinger et François Belot, enseignants-chercheurs à l’Université de Paris-Dauphine et à CY Cergy Paris Université

Alors même que le principe « une action – une voix » est plébiscité par les investisseurs institutionnels et les codes de gouvernance, on assiste ces dernières années à un retour en grâce des actions à droits de vote multiples[1] (DVM). De nombreuses places financières ont récemment modifié leurs règles de cotation et, à ce jour, neuf des dix plus grands opérateurs boursiers mondiaux permettent aux entreprises de faire appel au marché en émettant des titres ne respectant pas le principe « une action – une voix ».

 

Aux États-Unis, en 2021, près d’un tiers des entreprises s’introduisant en Bourse recourt à des classes d’actions avec droits de vote multiples, cette proportion atteignant 46 % pour les entreprises technologiques. À Paris, les entreprises cotées n’ont pas la possibilité d’émettre des actions à DVM, à l’exception des actions à droits de vote double dont l’attribution est contingente à une durée de détention minimale (actions de fidélité).

 

Quelles sont les raisons susceptibles d’expliquer cet engouement pour les classes d’actions à droits de vote multiple ? Dans un article récent, F. Belot et É. Ginglinger[2] proposent une synthèse des recherches menées sur le sujet. Les récentes IPOs technologiques révèlent à quel point la réussite d’une entreprise est indissociable de la personnalité de ses fondateurs. Les titres disposant de droits de vote supérieurs garantissent aux fondateurs visionnaires de garder le contrôle de leur entreprise afin de mettre en œuvre leur stratégie à long terme et de résister au court-termisme des marchés. En particulier, en présence d’une forte asymétrie d’information, des administrateurs mal informés pourraient être réticents à soutenir des projets d’investissement difficiles à évaluer dans un contexte de technologies évoluant rapidement. Les recherches menées démontrent que l’existence d’actions à DVM permet à l’entreprise d’être plus innovante, en augmentant tout à la fois le nombre de brevets et leur efficacité. De plus, les DVM protègent l’équipe de direction en place qui devient ainsi un garant crédible des contrats implicites avec les parties prenantes, notamment les salariés. Ceux-ci seront incités en retour à développer du capital spécifique à l’entreprise et à s’investir fortement dans leur mission.

 

Les actionnaires minoritaires se contentent quant à eux d’un pouvoir réduit en contrepartie d’une espérance de création de valeur importante. À mesure que le temps passe, il y a toutefois un risque que la valeur de la vision idiosyncratique du fondateur s’érode ; des structurations du capital trop favorables risquent de distordre les incitations de fondateurs qui deviennent alors plus enclins à extraire des bénéfices privés (salaires excessifs, investissements de prestige peu rentables) qu’à maximiser la valeur des actions de la société. C’est pourquoi des clauses restrictives protégeant les droits des actionnaires minoritaires peuvent être utilement associées aux classes d’actions à DVM.

 

Elles sont de plusieurs natures : les clauses d’extinction à date fixe prévoient qu’à la fin d’une période définie lors de l’introduction en Bourse (entre 3 et 20 ans), les actions à DVM sont automatiquement converties en actions ordinaires. Les clauses d’extinction conditionnelle prévoient que les DVM s’éteignent lorsqu’une condition est remplie, par exemple lorsque leurs bénéficiaires n’occupent plus de fonction de direction dans l’entreprise. Les clauses de gouvernance renforcent le pouvoir des détenteurs d’actions à droit de vote simple. On peut par exemple envisager que, lors du vote de certaines résolutions en assemblée générale, le principe « une action – une voix » soit respecté (ce qui revient à priver les fondateurs de leurs droits de vote supérieurs).

 

Le récent engouement pour les actions à DVM semble être l’expression d’un rapport de force qui s’était déplacé en faveur des entrepreneurs dans un contexte d’abondance de capital (notamment de private equity) et de concurrence entre places boursières. Mais l’environnement financier est en train de changer rapidement en raison de l’inflation atteignant des niveaux inédits depuis 40 ans, des taux d’intérêt croissants, de l’incertitude relative à la conjoncture économique des prochaines années et de la forte baisse de la valorisation de certaines entreprises technologiques. Il est ainsi probable que les investisseurs vont reprendre la main et que les entrepreneurs seront moins en mesure d’imposer leurs exigences de conservation du contrôle, même si la concurrence entre places financières pour attirer les licornes de demain subsistera.

 

Notre proposition alternative aux classes d’actions multiples serait de revisiter les actions de fidélité à droit de vote double utilisées en France depuis 1966, en introduisant une plus grande flexibilité quant à leurs caractéristiques et délai d’attribution. On pourrait ainsi envisager un nombre de droits de vote additionnels supérieur (par exemple jusqu’à 5 droits de vote par action) et augmenter la durée de détention nécessaire à leur obtention (actuellement égale à 2 ans depuis la loi Florange de 2014). Les fondateurs se verraient attribuer ces droits de vote additionnels dès l’introduction en Bourse. À l’instar de certaines places financières (Hong Kong, Shanghai STAR Market entre autres) qui ont strictement encadré la cotation d’actions à DVM, les actions de fidélité « augmentées » que nous défendons seraient réservées aux seules entreprises de croissance candidates à l’introduction en Bourse. Elles présenteraient ainsi toutes les caractéristiques d’actions à DVM incluant des clauses d’extinction conditionnelle (cession, transfert, même prix en cas de prise de contrôle), mais garantiraient une ligne unique de cotation (toutes les actions seraient cotées au même prix en permanence), assurant une meilleure liquidité et la possibilité pour tous les investisseurs patients de les acquérir dès lors qu’ils accepteraient de détenir leurs titres au nominatif.

 

[1] À titre d’illustration, le capital de Meta (ex Facebook) se compose de 2 302 millions d’actions de classe A (portant chacune 1 droit de vote) et 413 millions d’actions de classe B (portant chacune 10 droits de vote). Mark Zuckerberg possède 08 million d’actions de classe A et 350 millions d’actions de classe B ; il contrôle ainsi 54,4 % des droits de vote alors que sa détention de capital s’élève à 12,9 %.

[2] François Belot et Édith Ginglinger, « Introductions en Bourse : les droits de vote multiple sont-ils nécessaires à l’attractivité d’une place financière ? », Opinions et Débats, no 26, octobre 2022 (en français et en anglais).

 



Q&R : Quelles sont les deux familles de courbes de taux d'intérêt ?

Le terme courbe de taux d'intérêt peut recouvrer différents concepts proches mais avec certaines nuances qui peuvent s’avérer capitales (notamment lorsqu’on les utilise à des fins de valorisation d’actifs).

Il existe deux grandes catégories : les courbes de taux d'intérêt observées sur le marché et les courbes de taux d'intérêt dérivées.

Les courbes de taux d'intérêt observables sur le marché peuvent elles-mêmes être scindées en courbes des taux swap et courbes des taux obligataires. Elles sont élaborées à partir de cotations observables sur le marché : principalement le prix des obligations d’État pour la courbe des taux obligataires, et les taux de swap pour la courbe des taux swap. Les courbes obligataires sont la structure par terme des prix des obligations cotées sur le marché, tandis que les courbes de swap sont les structures par terme des taux de swap (et des dépôts à terme). La courbe de swap à 3 mois est la courbe de base.

Les courbes observables sur le marché ne peuvent pas être utilisées directement pour la valorisation. Elles doivent être transformées en courbes dérivées zéro-coupon qui sont essentielles à l'évaluation des actifs.

Les courbes de taux d'intérêt dérivées mettent en relation les taux d’intérêt avec les maturités d’instruments notionnels zéro-coupon. La courbe des taux zéro-coupon est la meilleure approximation de la courbe sans risque et sert de référence pour toutes les valorisations obligataires. La liquidité des instruments sous-jacents est cruciale. Étant donné que le marché des swaps est un marché très liquide avec des écarts étroits entre les offres et les demandes et une large sélection d'échéances, les courbes dérivées des courbes de swap offrent plusieurs avantages par rapport aux courbes gouvernementales. Elles sont donc généralement retenues par les acteurs de marché.

En raison de la relation simple entre les taux zéro et les facteurs d'actualisation, les courbes de taux zéro deviennent un véhicule d'évaluation dominant sur le marché. Si les acteurs du marché financier parlent de courbes de taux d'intérêt, de courbes de rendement, de courbes de taux zéro ou de courbes de taux au comptant, ils ont en fait la même signification.

Notons que le Trésor américain ne publie que des courbes de taux observés alors que la Banque d’Angleterre, la Banque de France ou la Banque centrale européenne publient une courbe des taux zéro-coupon par exemple (recalculée à partir des courbes des taux d’obligations d’État).

 



Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen

Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière, des réponses à des questions qui nous sont posées ou des citations.

En voici un :

 

 

EDF, un peu de patience est requis

Les médias nous ont appris que l’offre de retrait de la cote d’EDF par l’État français avait réussi, car celui-ci venait de dépasser la barre des 90 % des droits de vote dans l’énergéticien, lui permettant de sortir EDF de la cote. Si ce franchissement de 90 % des droits de vote est factuellement vrai, la conclusion qu’en ont tiré les médias est fausse.

En effet, le seuil permettant de retirer une entreprise de la cote n’est pas de 90 % des droits de vote, mais de 90 % des droits de vote ET de 90 % des actions, ce qui n’est pas la même chose, dès lors qu’il existe des droits de vote double, comme c’est le cas pour EDF, ou des actions privées de droits de vote, par exemple.

Comme l’initiateur d’une offre publique doit déclarer tous les jours ses achats en Bourse, qui sont plafonnés au prix de l’offre bien sûr, et le pourcentage des actions et des droits de vote qu’il détient, certains, peu familiers du chapitre 47 du Vernimmen, en ont tiré une conclusion hâtive. Au premier décembre au soir, si l’État détenait 90,4 % des droits de vote d’EDF, il ne détenait que 85,7 % de ses actions.
 
Comme la plupart des investisseurs attendent le dernier jour pour apporter leurs titres à une offre, ce n’est, selon toute vraisemblance, que le dernier jour de l’offre que l’on saura si la barre des 90 % du capital a aussi été franchie.
 
En effet, pour un investisseur, une offre est comme une option de vente qui lui a été donnée gratuitement, lui permettant ici de vendre ses actions EDF à 12 € jusqu’à la fin de l’offre, soit en les apportant à l’offre, soit plus simplement en les vendant sur le marché pour autant que celui-ci cote 12 €, ce qui est le cas depuis l’ouverture de cette offre. Or, vendre aujourd’hui dans le marché, c’est se priver d’une option qui a une valeur pour encore quelques semaines/mois, car dans un marché de l’énergie volatil, on ne peut exclure l’arrivée d’une nouvelle non anticipée qui conduise les investisseurs à considérer que, finalement, le prix de l’offre est insuffisant à leurs yeux dans ce nouveau contexte.
 
Pour lever tout doute, les auteurs du Vernimmen ne détiennent aucune action EDF et n’envisagent ni d’en acquérir ni d’en céder.

 

[1] Que vous pouvez consulter ici pour Facebook, et  pour LinkedIn.



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