La Lettre n°216 de Mars 2024
Actualités : 8 mars 2024 : Deux portraits de femmes professionnelles de la finance
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, nous avons publié sur les pages LinkedIn et Facebook du Vernimmen, deux interviews de femmes qui ont professionnellement réussi en finance, afin d’inspirer nos jeunes lectrices, et les autres.
Cristina Jarrin
Responsable des Obligations Convertibles chez Edmond de Rothschild
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ? Avez-vous rencontré des difficultés pour votre orientation ou au contraire avez-vous été soutenue ? Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?
Ma passion pour la finance et le monde des affaires est née à l'adolescence. D'abord par une curiosité pour l'économie, ensuite pour le monde des affaires, puis je me suis découvert une véritable passion pour les marchés des capitaux. J'ai obtenu mon B.A. (Bachelor of Arts) en Finance et Gestion d'entreprise à l'université de San Francisco, puis j'ai obtenu un Master en Finance avec une spécialisation en marchés des capitaux à l'Université CEMA à Buenos Aires. J'ai commencé ma carrière en 1999 chez Citigroup, en tant qu'analyste financier dans la branche argentine de la banque d'affaires et d'investissement. Cette expérience a vraiment confirmé mon désir de poursuivre dans cette voie, mais j'ai voulu aller plus loin et approfondir ma connaissance des entreprises en poursuivant un MBA. J’ai intégré le prestigieux MBA à HEC en France, et j’ai eu la chance de faire partie de la promotion la plus importante et la plus internationale à l'époque.
Après mon MBA en 2005, j'ai rejoint Fortis Investments, devenu par la suite une partie du groupe BNP, en tant que spécialiste des obligations convertibles, puis en tant que gestionnaire senior des obligations convertibles américaines. En 2010, j'ai rejoint Edmond de Rothschild en tant que gérant de fonds senior spécialisé dans les obligations convertibles mondiales. En 2016, j'ai rejoint l'Union Bancaire Privée UBP en tant que responsable adjoint des stratégies convertibles mondiales, jusqu’à 2018, avant de rejoindre pour une nouvelle fois Edmond de Rothschild, cette fois pour prendre la responsabilité de l’activité des obligations convertibles.
Au début de ma carrière en Amérique latine, je n'ai rencontré aucune difficulté liée à mon genre ni aucune autre difficulté particulière pour mon évolution professionnelle. Les difficultés sont apparues plus tard, lorsque j'ai emménagé en France. J'ai alors dû relever des multiples défis, des défis culturels, je devais m'adapter à une nouvelle langue, à une nouvelle culture et à un environnement d'entreprises différent. Ensuite, j'ai dû relever des défis qui n'étaient pas spécifiquement liés à mon genre, mais à des idées préconçues sur qui est légitime dans l'industrie et le parcours académique « qu’il fallait montrer ». Je ne rentrais tout simplement pas dans le moule...
Je savais que je ne rentrerais jamais dans le moule, mais j'étais convaincue que c'était exactement ce que je devais exploiter. J'ai eu la chance d'être repérée par une chasseuse de tête, et ultérieurement j'ai décroché mon premier CDI en France comme Spécialiste Produit, le point de départ de ma carrière de ce côté-ci de l'Atlantique.
Est-ce difficile d'articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ? Quel est votre secret pour tout mener de front
Concilier une vie de famille et une vie professionnelle peut s'avérer difficile pour tout le monde, sans distinction de genre. Mais ce défi peut s’avérer encore plus difficile pour les femmes en raison de plusieurs facteurs sociétaux et culturels. Bien que les normes sociétales évoluent, il reste encore des efforts à déployer pour promouvoir l'inclusion sur le lieu de travail, remettre en question les stéréotypes et les préjugés, et favoriser une culture qui reconnaît et valorise les diverses responsabilités que les individus assument en dehors de leur vie professionnelle.
J’ai toujours eu la conviction que je pouvais avoir à la fois une carrière professionnelle dans la finance et une vie de femme et de famille. Cette recherche constante d'un équilibre est un parcours personnel. Ce qui fonctionne pour une personne peut ne pas fonctionner pour une autre. Une autre difficulté se pose encore, cet équilibre n’est pas permanent, il évolue avec les différentes étapes de notre vie personnelle et professionnelle, donc il faut toujours rétablir cet équilibre et ajuster son organisation. Il est tout à fait acceptable de définir et redéfinir le succès en fonction de ses propres valeurs et priorités. L'équilibre entre une carrière et une vie familiale exige des choix, des ajustements continus et surtout de la compassion envers soi-même.
D'après mon expérience, je n'ai pu progresser qu'en montrant que j'étais compétente et disponible pour prendre davantage de responsabilités. Je devais donc mettre en place un système de soutien fiable qui me permettrait d'avoir l'esprit tranquille et d'être complètement concentrée au travail. J'ai appris à hiérarchiser les tâches et à me concentrer sur ce qui compte vraiment, à communiquer ouvertement avec mon conjoint sur les responsabilités, à tout organiser avec des « to-do lists » pour gérer efficacement les tâches, et à déléguer lorsque c'était possible. Je me considère extrêmement chanceuse d’avoir un conjoint complétement impliqué qui croit vraiment au partage équitable des responsabilités et d’avoir trouvé une nounou exceptionnelle.
Certes, mener toutes ces vies est un vrai défi, mais à mon avis la plus grande difficulté est celle que nous nous imposons de chercher à être parfaites en tout. Je pense que pour une vie plus équilibrée et plus épanouissante, nous avons tout à gagner de prendre le risque d’être imparfaites et apprendre de nos erreurs en ayant une volonté constante de dépassement et d'amélioration.
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?
Je pense qu'il faut une bonne combinaison de « hard-skills » et « soft-skills », avec des traits de caractère inhérents tels que la passion, la curiosité, l’humilité, et la résilience.
La gestion des investissements exige beaucoup de ténacité, de confiance et de réflexion stratégique. C'est une grande responsabilité de prendre les décisions en matière d'investissement pour des tiers, et ces décisions doivent être prises dans le cadre de marchés financiers complexes et en constante évolution, il faut savoir résister au stress. Il faut avoir une bonne compréhension des marchés financiers, des instruments : actions, obligations, options, et des indicateurs économiques. Il est essentiel d'être capable d'analyser les données financières, les tendances du marché et de les interpréter afin de prendre des décisions d'investissement fondées sur une analyse approfondie des entreprises et une bonne compréhension du marché. Il faut avoir une stratégie d'investissement claire et vous y tenir, avec conviction et discipline. Il faut aussi des compétences en matière de gestion des risques : comprendre le risque que vous prenez et vous assurer que vous êtes payé pour prendre ce risque, comprendre comment le portefeuille se comportera dans différentes conditions du marché, et utiliser des « stop-loss », des limites de taille, et d'autres mesures pour protéger les investissements. Il est également nécessaire de s'adapter à l'évolution des conditions du marché et d'ajuster les stratégies d'investissement en conséquence.
La compréhension des marchés financiers est complexe. Personne ne sait avec certitude comment ils évolueront dans l’avenir. Les conditions économiques, monétaires et fiscales évoluent, tout comme les sociétés, d'une façon qu'il est difficile de prévoir sur le long terme. Cela signifie que les gestionnaires ne disposent généralement que d'informations incomplètes, et c'est à ce niveau que l'expérience compte le plus. Mais même si les investissements peuvent être guidés par des années d'expérience et de connaissances, il y aura aussi des moments où vos décisions ne fonctionneront pas comme prévu. Il faut aussi savoir se remettre en question, s'obliger à quitter une mauvaise position si nécessaire, d'accepter de perdre et d'être capable d'avouer quand vous êtes dans l'erreur. L'humilité permet de reconnaître ses erreurs, d'en assumer la responsabilité et de tirer les leçons. Je pense que c'est ce qui distingue les gestionnaires de fonds qui réussissent dans la durée des autres.
Bien que les « hard-skills » soient essentiels, les « soft-skills » complètent et améliorent la capacité à naviguer dans les complexités du marché, et sont déterminants pour le succès d’un professionnel du marché. A mon avis, il est tout aussi important d’avoir des compétences techniques que de pouvoir établir des relations solides, de favoriser un travail d'équipe et de transmettre efficacement des informations financières complexes en s’adaptant à son interlocuteur.
Pour moi, la meilleure partie du travail est que vous ne cessez jamais d'apprendre. Les marchés et les stratégies d’investissement évoluent. Il y a des avancées technologiques, des changements réglementaires et tant d'autres facteurs qui demandent une formation continue tout au long de votre carrière.
Je pense que mon plus grand atout en tant que femme étrangère dans la gestion de portefeuille est la combinaison de compétences, adaptabilité, perspective globale et diversité que j'apporte à l'équipe des investissements globaux. Ayant vécu sur trois continents distincts, étant multilingue et interculturelle, je peux naviguer et m'engager efficacement dans des contextes et des environnements différents. J'apporte des compétences, des sensibilités, et des points de vue autres qui favorisent la collaboration et enrichissent les interactions professionnelles.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspirée au cours de votre parcours ?
Ce sont ma mère et mon père qui m'ont le plus inspirée dans ma vie. Un modèle féminin et un modèle masculin qui m'ont inspirée avec des qualités et des perspectives différentes qui ont brisé pour moi les stéréotypes liés au genre.
Ma mère m'a inspirée par sa résilience et son empathie. Elle m'a toujours encouragée à relever davantage de défis, à être indépendante et à faire preuve de courage. Elle a toujours cru en moi, et la force que j'ai ressentie grâce à son soutien est devenue un pilier de mon caractère.
Mon père est l’exemple ultime pour moi de leadership, intégrité, persévérance, éthique du travail et dévouement au service public. C'est un leader qui, grâce à son travail acharné et à ses capacités intellectuelles, a pu atteindre un pouvoir politique élevé dans mon pays, et a constamment défendu les valeurs d'honnêteté, de justice sociale, de démocratie, et de coopération internationale.
En grandissant avec ces modèles féminin et masculin qui croyaient et donnaient l'exemple en matière d'éducation et de travail acharné comme cadre de vie, je n'ai jamais douté que les femmes pouvaient avoir accès aux mêmes études et carrières que les hommes. Je crois au pouvoir de l'éducation et du travail acharné, et cette force m'a aidée à chaque étape de ma carrière.
Je n'ai pas eu l'occasion de croiser des femmes qui ont influencé ma vie professionnelle, étant la plupart du temps la seule femme de l'équipe. J'ai eu la chance d'avoir des patrons qui m'ont inspirée, qui m'ont challengée, et qui m'ont donné l'occasion d'aller au-delà de ma zone de confort, et je leur en suis très reconnaissante. Cependant, d'autres ont également douté de moi et ont essayé de me rabaisser, ce qui a été une chance (même si je ne le voyais pas ainsi à ce moment-là) car leur scepticisme a mis à l'épreuve ma force et ma résilience, ce qui, à la fin, a servi de catalyseur à mes réussites et à mon développement personnel.
Aujourd'hui, les femmes représentent 12,5 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d'une étude Vernimmen à fin 2022 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
Malheureusement, les femmes restent aussi sous-représentées dans le domaine de la gestion des fonds. D’après Morningstar, dans le cœur du métier des sociétés de gestion, seuls 18 % des gérants de portefeuille étaient des femmes en France à fin 2020, avec un pourcentage encore plus faible de représentation pour les fonds pilotés uniquement par une femme. Comment expliquer cette sous-représentation, si la gestion de fonds est un travail passionnant, qui nécessite des qualités souvent associées au caractère féminin, comme la collaboration, l’intelligence émotionnelle, l’attention aux détails, et la communication ?
Je pense que c'est le résultat d'une combinaison de facteurs qui affectent les différentes étapes de la vie personnelle et professionnelle des femmes.
Pour commencer, les préjugés en matière d’éducation font que moins de femmes que d’hommes poursuivent des études en finance ou dans des domaines connexes, ce qui affecte le nombre de candidates qualifiées pour se lancer dans la gestion de fonds. Le nombre de modèles et d'exemples féminins de réussite dans le domaine est limité ou peu connu, ce qui peut expliquer qu'il est plus difficile pour les femmes de s’imaginer dans de tels rôles.
Ensuite, il y a la culture du lieu de travail : il existe encore des préjugés sexistes qui influencent les décisions d'embauche, de rémunération et de promotion, entraînant un manque d'opportunités et de frustration pour les femmes occupant des postes de gestion de fonds. Enfin, la nature exigeante du rôle, en termes de disponibilité et d’environnement à forte pression, peut être perçue comme un obstacle pour les femmes cherchant un équilibre entre travail et vie privée.
J’estime que beaucoup de choses peuvent être faites, à commencer par l'éducation de nos fils et de nos filles à la maison et à l'école afin de les sensibiliser, d'éviter les préjugés sexistes et de promouvoir la diversité et l'inclusion. D'après mon expérience, il y aurait également beaucoup à gagner à promouvoir l'éducation financière à l'école. Au niveau des entreprises, les politiques de ressources humaines doivent créer un environnement plus inclusif. Il faut multiplier les initiatives en faveur de la diversité, en encourageant non seulement l'embauche, mais aussi la promotion des femmes dans les fonctions de gestion de fonds. Il faut une "politique transparente et d'égalité des chances" pour garantir un traitement équitable en matière de recrutement, de promotion et de rémunération, quel que soit le genre. Les politiques de ressources humaines doivent tenir compte des difficultés particulières des femmes, en offrant la flexibilité nécessaire pour concilier vie professionnelle et vie privée et en facilitant des opportunités de networking et de mentorat. Dans une industrie où les hommes sont surreprésentés, il faut un vrai soutien aux femmes professionnelles, et les aider à gagner en visibilité.
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
Nous avons besoin de vous ! Le secteur financier offre une vaste gamme de métiers, la finance d'entreprise, la banque d'investissement, l'ingénierie financière, la gestion des risques, la gestion d'actifs et bien d'autres encore. Le monde de la finance est en constante évolution et se réinvente avec la technologie, vous trouverez un métier qui correspondra à vos intérêts et à vos compétences et vous ne cesserez jamais d'apprendre. Nous avons besoin de plus de femmes pour remettre en question les stéréotypes de genre, faire tomber les barrières, et servir d'inspiration. Pour ces nouvelles générations qui se préoccupent à juste titre de leur impact social et environnemental, la finance est un domaine où vous pouvez avoir un impact significatif sur notre environnement et la construction du monde de demain.
Je recommanderais de commencer à explorer le monde de la finance par la lecture. Lisez sur l'histoire financière, la stratégie d'entreprise, le monde du business, les styles d’investissement, la psychologie, des biographies… Faites ensuite des stages, si possible dans différents domaines, et rencontrez des personnes qui exercent le métier, cela vous donnera une idée de la richesse des carrières et des emplois dans la finance.
Quelles sont vos actualités, rêves ou projets à court terme ?
J'aimerais avoir l'occasion de siéger au conseil d'administration d'une organisation à but non lucratif. Je pense que ce serait une formidable expérience d'apprentissage, que je pourrais contribuer à sa diversité grâce à mon expérience et à mes compétences, et je suis à la recherche d'une occasion d'avoir un impact positif. C'est quelque chose de tout à fait nouveau pour moi, et je suis à l’écoute de personnes expérimentées, peut-être parmi vos lecteurs, qui ont siégé dans des conseils d'administration et qui peuvent me donner leur avis sur la manière de susciter cette opportunité.
Avez-vous une autre conviction forte à partager ?
Je crois fermement à l'impact de la diversité sur la capacité d’une organisation à s'adapter, à innover et à apporter de la valeur aux différents clients et marchés. Je pense que la diversité au sein de l'équipe, en termes de sexe, d'âge, de profils, de perspectives, d'expériences, etc., apporte une richesse de points de vue qui améliorent la qualité des décisions et permettent de résoudre les problèmes de manière plus créative. Je suis convaincue que favoriser la diversité au sein d'une organisation permet de mieux comprendre les points de vue de chacun, ce qui réduit les conflits et renforce la cohésion. A mon avis, Il s'agit d'une situation « win-win », car elle accroît la compétitivité de l'entreprise et crée un environnement inclusif qui favorise la satisfaction des employés.
Quels conseils donneriez-vous à votre fille pour sa carrière et ses études ?
Cette question me touche particulièrement car j'ai une fille adolescente que j'essaie d'encourager à explorer ses propres intérêts et passions. Je lui conseillerais de commencer par se fixer des objectifs spécifiques en matière d'études et de carrière, car il est important d'avoir une orientation claire pour guider ses choix et ses efforts.
Je lui dirais : pour réussir, il faut travailler dur et être dévoué. Tu dois également faire preuve de résilience face aux défis ; il y aura toujours des situations difficiles dans lesquelles tu remettras en question tes choix, voire toi-même. Persévère, apprends à relever les défis et poursuis tes objectifs avec détermination. Je t’encourage à ne pas avoir peur de faire des erreurs, elles sont une partie importante de l'apprentissage et de la croissance, apprends de tes erreurs et n'aie pas peur de recommencer. Ne perds jamais ton état d'esprit positif, reconnais et célèbre toutes tes réussites, même les plus petites, tu construis ta vie et ta carrière pas à pas. Reste curieuse et adaptable, et donne toujours la priorité à ta santé physique et mentale.
Je citerai Ralph Waldo Emerson : "N'allez pas où le chemin vous mène, allez au contraire là où il n'y a pas de chemin et laissez une piste ".
Anita Leibenguth
Directrice des Financements et de la Trésorerie chez Valeo
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ? Avez-vous rencontré des difficultés pour votre orientation ou au contraire avez-vous été soutenue ? Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?
Après avoir obtenu mon diplôme de l'Ecole Supérieure de Gestion (PSB Paris School of Business), j’ai rejoint à 22 ans le groupe Valeo, un équipementier automobile renommé, sur l’un de ses sites de production français. Le site était à plus de 50 km d’une grande ville, dans une région dans laquelle je ne connaissais personne. Je me suis lancée et cela a été une belle opportunité pour ma carrière professionnelle. Cela fait maintenant 28 ans que je suis dans le Groupe Valeo. J’ai eu la chance de rejoindre une entreprise ayant une politique de mobilité interne transversale et horizontale. J’ai occupé divers postes en France et en Allemagne, élargissant mes compétences et mes responsabilités.
Depuis 4 ans, j’occupe le poste de Directeur des Financements et de la Trésorerie. Dans ce rôle, je suis responsable de la stratégie et de la gestion des risques financiers, assurant la liquidité et la gestion de la performance cash. Mon poste est très complet et varié, impliquant des interactions tant en externe avec les partenaires bancaires, les agences de notation ou les commissaires aux comptes, qu'en interne avec les équipes RSE, M&A, Consolidation, les directions Achats et Ventes mais aussi les directions opérationnelles des sites. Cette diversité d'échanges renforce ma capacité à comprendre les enjeux du Groupe liés au cash, à définir des stratégies et contribuer activement avec mes équipes au développement de l'entreprise.
J'ai changé de poste rapidement au début de ma carrière. Sa progression s’est quelque peu ralentie après la naissance de mes enfants. Les femmes qui évoluent dans des équipes majoritairement masculines doivent parfois prouver leur disponibilité (dont on doute rarement chez un homme) pour se voir confier plus de responsabilités. L’opportunité qui m’a été donnée de rejoindre la trésorerie du Groupe en 2007 m’a clairement permis de progresser plus rapidement que si j’étais restée au contrôle de gestion.
J'ai eu la chance d'être visible et de bénéficier du soutien constant de mes managers. Je n'ai pas ressenti de difficultés majeures liées au genre, et mon avancement a été principalement influencé par mon engagement et mon leadership.
Le secteur des équipementiers automobiles est encore très masculin mais heureusement des initiatives sont prises pour attirer davantage de femmes. Les entreprises valorisent de plus en plus la diversité sous toutes ses formes (parité femmes - hommes, personnes porteuses de handicap, diversité culturelle) dans les recrutements et les promotions internes. Mes collègues, dans le domaine de la R&D par exemple, cherchent à attirer de plus en plus de jeunes femmes motivées et talentueuses.
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ? Comment faites-vous pour tout mener de front ?
Oui, cela représente parfois un défi car il faut tout mener de front, ne rien lâcher, ne pas décevoir. Cela demande de l’organisation mais aussi d’accepter l’aide des autres. J'ai eu la chance de bénéficier de la compréhension de mes supérieurs à différentes étapes de ma vie et du soutien inconditionnel de mon conjoint. L’appui de mes collègues a également joué un rôle clé.
Il faut s’imposer un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Pratiquer régulièrement du sport et prendre du temps pour moi sont des aspects que je considère comme essentiels pour maintenir mon bien-être. Cela me permet de me ressourcer et de revenir au travail avec une énergie renouvelée tout en prenant soin de ma santé.
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?
Pour exercer mon métier, il faut certes des compétences techniques mais aussi managériales. Il me semble nécessaire de savoir écouter, comprendre les enjeux et tenir compte du contexte et des contraintes. Il faut fédérer les équipes, en particulier dans un environnement international. La maîtrise de l'anglais, l’empathie et l'enthousiasme ne peuvent qu’aider !
Un atout principal dans ma réussite a probablement été ma capacité à fédérer et à motiver les équipes autour d'objectifs communs et de projets. J’ai par ailleurs une forte capacité de travail.
En ce qui concerne mon plus beau succès : je suis très fière de ce que nous accomplissons au quotidien avec mes équipes, de la reconnaissance de notre contribution aux succès globaux de l’entreprise, le tout dans une bonne ambiance de travail et un environnement professionnel stimulant.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspirée au cours de votre parcours ?
J’ai trouvé inspirations et encouragements auprès de mes amies, de collègues ou au gré de rencontres professionnelles. Mon ancienne responsable, actuellement Directrice Financière d’un Business Group chez Valeo, a joué un rôle déterminant. Elle représente pour moi un modèle de leadership équilibré, alliant compétence professionnelle, calme et empathie, et sa réussite m'a motivée à poursuivre mes propres objectifs avec détermination.
Sur le plan personnel, ma mère a été une source inépuisable d'inspiration. Sa vie n'a pas toujours été facile, mais elle n'a jamais abandonné. Son exemple quotidien m'a encouragée à ne jamais lâcher prise face aux obstacles et à donner le meilleur de moi-même.
Aujourd’hui, les femmes représentent 12,5 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d’une étude Vernimmen à fin 2022 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
C’est malheureusement une réalité. Pour ma part, je n’ai eu que deux responsables financiers femmes en 28 ans !
Les choses évoluent lentement, des initiatives positives sont en cours : la communication sur la diversité, la mise en lumière de modèles de femmes inspirantes, ainsi que la création de cercles d'échanges entre femmes qui contribuent à sensibiliser et à promouvoir l'égalité des genres.
Pour augmenter le pourcentage de femmes dans des postes de direction financière, il est crucial de continuer à encourager les jeunes femmes à oser davantage. Cela peut passer par des programmes de mentorat et de coaching, la création de réseaux professionnels, et des opportunités de développement professionnel ciblées.
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
La finance offre une multitude de possibilités et de métiers passionnants quels que soient les secteurs et offrent des opportunités de carrière diversifiées.
Il ne faut pas hésiter à explorer différentes facettes de la finance au cours de sa carrière et profiter des opportunités de formation et de développement professionnel.
Je recommande aux femmes de ces générations de s'engager activement dans des réseaux professionnels, d'assister à des événements et de rechercher des mentors. Ces connexions peuvent fournir des conseils précieux et aider à établir des relations qui peuvent être utiles tout au long de la carrière.
Quel conseil donneriez-vous à votre fille pour sa carrière et ses études ?
Ma fille est en terminale et prépare ses vœux sur Parcoursup. Elle envisage de faire une classe préparatoire puis de rejoindre une école d'ingénieurs. Nous avons beaucoup discuté des choix de parcours en famille. Je l'ai incitée, par ailleurs, à parler avec nos amis, à découvrir d'autres métiers ou parcours scolaires. Elle est curieuse et déterminée à réussir. Je l'encourage à rester ouverte aux opportunités qui se présentent à elle et à suivre les domaines qui la passionnent le plus.
Quels sont vos actualités, rêves ou projets à court terme ?
A court terme, mes projets concernent d’une part l’amélioration des prévisions de trésorerie, pour nous permettre d’avoir une vue encore meilleure, ce qui n’est pas simple dans un monde où la volatilité a augmenté. D’autre part, je souhaiterais contribuer au renforcement de la culture du cash dans l’entreprise, qui est aujourd’hui très axée sur la marge opérationnelle. Je compte également poursuivre mon évolution professionnelle !
Avez-vous une autre conviction forte à partager ?
Aux jeunes femmes qui aspirent à se lancer dans les métiers passionnants de la finance, je dirais que ce domaine offre une pléthore d'opportunités stimulantes et variées, et en particulier dans les entreprises industrielles. Il faut continuer à les encourager et à les soutenir.
Tableau : Les courbes de taux d'intérêt dans le monde
Elles se répartissent en 2 catégories : celles inversées comme sur l’euro, le dollar, le franc suisse et la livre sterling, qui reflètent une attente de baisse des taux courts ; et celles de format normal, avec des taux longs plus élevés que les taux courts, comme sur le yuan et le yen, où les investisseurs non pas cette attente, mais plutôt celle d’une attente de hausse des taux d’intérêt courts.
Recherche : La disparition du nantissement dans les contrats de dette : une perspective historique
Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université
L’article que nous présentons ce mois[1] adopte une perspective de très long terme, peu commune dans la littérature académique. Il propose une analyse de la disparition progressive du nantissement dans les contrats de dette depuis le début du XXe siècle. Les trois auteurs de l’article sont bien des financiers et leur analyse se fonde sur les outils usuels de la discipline, mais l’approche est aussi partiellement historique et tient compte de l’évolution structurelle du capitalisme sur la période pour expliquer le phénomène. Précisons d’emblée que la totalité de l’analyse porte sur des données américaines, mais que la tendance observée en Europe est similaire.
La première partie de l’article dresse le constat de l’effondrement du principe du nantissement dans les contrats de dette. En l’an 1900, même les plus grandes entreprises étaient encore jeunes, avec de forts besoins d’investissement et une faible visibilité sur la génération de flux de trésorerie. Lorsque l’on ajoute des principes de comptabilité et d’audit peu développés et des procédures de faillite rudimentaires, le besoin de nantissement pour les prêteurs s’explique facilement. Même le principe de priorité de la dette sur les capitaux propres en cas de faillite n’était pas toujours respecté. À cette époque, il était pratiquement impossible d’emprunter sans nantissement, et 98,5 % de la dette émise était sécurisée.
Lors des décennies qui suivirent, la confiance des prêteurs s’est accrue à mesure que la gouvernance d’entreprise a davantage sécurisé la génération de cash et que la législation a assuré la priorité de la dette en cas de faillite. En 1943, la dette sécurisée reste majoritaire mais ne représente plus que les deux tiers des émissions. La tendance s’est poursuivie de manière continue tout au long du siècle et jusqu’aux années 2000. Techniquement, c’est en 1970 que la dette sécurisée et la dette non sécurisée pesaient chacune pour la moitié des émissions.
Au début des années 2000, la dette sécurisée ne représentait plus que 5 % des émissions. Le nantissement est passé de la norme à l’exception en un siècle. Les auteurs observent une légère reprise de cette pratique depuis 2010, mais l’effet est trop faible et trop récent à l’échelle de l’histoire pour affirmer un renversement de tendance.
Cette tendance ne s’explique pas simplement par la plus grande protection apportée aux prêteurs, elle vient aussi de la volonté des emprunteurs. Ajouter une garantie lors d’une émission de dette augmente les coûts de transaction, si bien que le taux plus favorable qui est obtenu est partiellement compensé par ces coûts supplémentaires. De plus, et c’est là probablement l’argument principal, le nantissement fait perdre en flexibilité financière et opérationnelle à l’emprunteur. Flexibilité financière, parce que le fait d’avoir mis un bien en garantie réduit fortement la capacité de réemprunter pendant la durée du nantissement. Flexibilité opérationnelle également, parce que l’emprunteur ne peut disposer des biens en garantie comme il l’entend. Le plus souvent il s’agit d’actifs corporels d’assez grande valeur, par exemple des immeubles, que l’entreprise pourrait vouloir vendre (quitte à en devenir loueur). Les actifs peuvent aussi être affectés à une activité spécifique, auquel cas la possibilité de se défaire de cette activité sera temporairement empêchée par le nantissement.
La deuxième partie de l’article cherche à expliquer les tendances fines (conjoncturelles ou spécifiques aux emprunteurs) dans le choix entre dette garantie ou non garantie. Pour cela, les auteurs ont étudié les variations du taux de nantissement après élimination de la tendance longue. Ils observent sur toute leur période d’analyse (entre 1900 et 2017) une contracyclicité statistiquement significative du nantissement. La dette garantie représente une plus grande part des émissions lorsque l’emprunteur est en difficulté. Le taux de garantie augmente de 5 points de pourcentage lorsque le spread de crédit est positif une fois éliminée la tendance de long terme. Ce qui est vrai au niveau spécifique de l’emprunteur l’est aussi au niveau conjoncturel. En période de récession, le taux de garantie sur la dette émise augmente de 3 points de pourcentage.
Ces variations fines s‘expliquent assez facilement. Lorsque l’emprunteur ne connaît pas de difficulté particulière, il cherche à éviter le nantissement en raison des coûts de transaction supplémentaires et de la perte de flexibilité. Le développement de la législation sur les faillites et la protection plus grande accordée aux créanciers facilite l’obtention de crédit non garanti.
La pratique usuelle aujourd’hui consiste à ajouter simplement aux contrats une clause dite de negative pledge : il n’y a pas de nantissement sur la dette, mais l’emprunteur s’engage à ne pas mettre en garantie sur de la dette ultérieure des actifs significatifs. Le premier prêteur s’assure ainsi que les actifs de l’entreprise feront partie du pot commun des créanciers en cas de faillite. Notons que le negative pledge constitue une raison supplémentaire, technique, pour laquelle le nantissement est devenu l’exception.
L’article montre finalement que le nantissement est généralement à éviter dans les contrats de prêt et qu’il présente plus d’inconvénients que d’avantages. Lorsque les droits des prêteurs sont suffisamment protégés et les procédures de faillite clairement établies, la dette garantie ne se justifie qu’en cas d’urgence, lorsque la conjoncture est mauvaise ou que l’entreprise rencontre des difficultés. Dans ce genre de situation, la priorité est d’obtenir le prêt et la mise en garantie peut devenir nécessaire. Les biens mis en garantie sont depuis toujours prioritairement les immeubles et autres actifs corporels. Toutefois, ces dernières années, les actifs incorporels ont gagné en liquidité et sont parfois acceptés en garantie. Il s’agit là d’une piste pour expliquer la fin de tendance et la légère reprise de la dette garantie depuis les années 2010.
[1] E. Benmelech, N. Kumar et R. Rajan (2024), “The decline of secured debt”, Journal of Finance, vol.79(1), p. 35 à 93.
Q&R : Quels sont les inconvénients de la suppression des ventes à découvert ?
Il nous semble qu’ils sont doubles :
1/ La liquidité du marché est réduite puisque certains acteurs qui vendaient des titres ne peuvent plus le faire, d'où un moindre volume de transactions et un élargissement de la fourchette bid-ask, conduisant les acheteurs à acheter leurs titres plus chers et les vendeurs à les vendre moins chers.
2/ L'autorité régulatrice démontre sa piètre opinion de la capacité des investisseurs à trouver par eux-mêmes le prix d'équilibre du titre puisqu’elle interdit à une certaine catégorie d'entre eux, les vendeurs à découvert, de le faire, privant le marché d'une information (ces investisseurs pensent que le titre est surévalué et ont de bonnes chances d'avoir de bonnes raisons de le penser puisque la vente à découvert étant particulièrement risquée, s'ils s'y livrent c'est qu'ils ont réfléchi à 2 fois plutôt qu'une sur la valeur du titre).
Contrairement à ce qu'une lecture superficielle peut laisser croire, la suppression des ventes à découvert, en supprimant une catégorie de vendeurs, ne conduit pas à une hausse mécanique des cours bien qu'il y ait moins de vendeurs, car une partie des acheteurs se retirent aussi du marché en se disant que les prix dorénavant affichés risquent d'être biaisés et de ne pas refléter toute l'information qui est disponible.
Autre : Nos lecteurs écrivent : Les pièges cognitifs de l'évaluation
Par Édouard Camblain, Co-fondateur de l’Institut Français de Finance et d’Économie Comportementales (IFFEC), et Jean-Florent Rérolle, Enseignant à Sciences Po
L’évaluation, au cœur de nombreuses décisions, est propice à débats sans fin, tant sur les méthodologies que sur les hypothèses, et donc sur les conclusions. Les évaluateurs, considérant que leur métier relève plus de l’art que de la science, rendent leur travail plus complexe à réfuter. Pour autant celui-ci étant empreint de biais cognitifs, ces professionnels devraient se familiariser avec les enseignements de la finance comportementale. Cette branche qui étudie la façon dont les comportements humains, les émotions, et les processus psychologiques influencent les décisions financières et les marchés s’applique pleinement à l’évaluation (« behavioral valuation ») sous trois angles :
- les relations de l’évaluateur par rapport au donneur d’ordre ;
- les caractéristiques de l’information financière et comptable produite par la société ;
- la mise en œuvre proprement dite de l’évaluation.
Les relations de l’évaluateur par rapport au donneur d’ordre
Les biais des évaluateurs dépendent tout d’abord de leur degré de proximité avec le donneur d’ordre.
Les évaluateurs « internes » dont l’organisation possède ou vise à acquérir l’actif font face à des biais d’intérêts évidents : biais de confirmation ou d’optimisme dans le cadre d’une acquisition, effet de dotation qui pousse à surestimer la valeur d’un actif à céder, prise en compte des « sunk costs » lié à la volonté de recouvrer l’ensemble des investissements déjà réalisés, peur de décevoir un management sur la valeur attendue ou de sous-estimer les risques dans un exercice de dépréciation d’actifs.
Le recours à des évaluateurs conseils à l’extérieur de l’organisation peut aider à surmonter ces biais grâce à la distance qui les sépare naturellement de l’actif à évaluer. Encore faut-il que la structure de rémunération (success fees par exemple) ou la forte dépendance au client ne remette pas en cause leur objectivité.
L’intervention d’experts indépendants, est bien sûr le moyen le plus efficace de limiter ces biais puisque l’expert est, par construction indifférent au sort de l’actif ou à la conclusion de l’opération. Reste à s’assurer de la réalité de cette indépendance car la désignation de l’expert est souvent largement influencée par les conseils de la société dont l’intérêt est de retenir celui dont on sait, par expérience, qu’il fera preuve de souplesse.
Les caractéristiques de l’information financière et comptable
La seconde source de biais provient de l’information donnée à l’évaluateur sur les performances historiques et les perspectives de croissance de l’entreprise. La qualité de l’analyse dépendra de celle de ces informations. Or, celles-ci sont plus ou moins biaisées.
L’exercice de planification est très complexe. Nous souffrons d’un biais de projection qui nous laisse penser que les dynamiques actuelles resteront inchangées, d’un biais d’ancrage qui nous pousse à retenir les références historiques insuffisamment ajustées, d’un biais de récence qui nous fait oublier des faits trop éloignés dans le passé, d’un biais du « survivant » qui consiste à concentrer son attention sur les exemples de réussite qui sont des exceptions statistiques plutôt que des cas représentatifs, etc.
Le recueil d’informations lors d’entretiens donne également lieu à de multiples biais liés à la perception faussée de l’interlocuteur (effet de halo dû à une logique d’influence d’un élément sur un autre ou encore arguments d’autorité d’interlocuteurs jugés plus légitimes en raison de leur expertise technique ou position hiérarchique). Par ailleurs, un « storytelling » puissant risque de renforcer le biais de confirmation de l’évaluateur, transformant l’entretien en élément de confort pouvant être préjudiciable au jugement critique.
La mise en œuvre de l’évaluation
Enfin, dernière source de biais : la mise en œuvre de l’évaluation. Évaluer un actif est complexe car la valeur repose sur ses perspectives de rentabilité et de risque futurs, tous deux incertains. Les difficultés dépendent notamment des méthodes choisies. La méthode des cash flows actualisés requiert de se prononcer sur un grand nombre d’hypothèses. La méthode des comparables n’est pas moins délicate à mettre en œuvre car si les paramètres utilisés sont moins nombreux, le recours à un très petit nombre de variables rend l’estimation plus complexe.
La décision du jeu d’hypothèses à retenir est subjective. En s’écartant des projections qui lui ont été remises, l’évaluateur risque de reproduire ou d’accroître certains biais qui ont eu un impact sur la qualité de l’information originelle. Même s’il reprend les projections qui lui ont été données, il devra se prononcer sur quelques paramètres critiques : le taux d’actualisation et la croissance à long terme, essentiels pour le calcul de la valeur terminale qui peut représenter une portion majoritaire de la valeur totale.
Dans l’estimation ou la correction des données du business plan, le jugement de l’évaluateur peut être altéré par de nombreux facteurs mentionnés plus haut auxquels se rajoutent l’heuristique de disponibilité (préférence pour les données les plus immédiatement accessibles en mémoire), le biais d’ambiguïté (non prise en compte des éléments pour lesquels l’information est incomplète) ou encore le sentiment de sur-confiance (qui va de pair avec le niveau d’expertise et sera source d’erreurs de calibrage).
Les choix méthodologiques sont aussi vulnérables aux biais cognitifs. Trop d’experts s’interdisent de modifier les prévisions et ajustent le taux d’actualisation ; pratique en totale contradiction avec les principes de base de la finance qui veulent que le risque spécifique soit capturé dans les cash-flows pour réserver le taux au risque systématique. Les méthodes analogiques sont, elles, vulnérables à la pression sociale (conformisme et soumission aux règles et normes), au mimétisme (imitation volontaire ou inconsciente) et au suivisme (suivi sans esprit critique). Dans ces méthodes analogiques l’évaluateur est confronté à une difficulté de sélection de véritables comparables, avec un échantillon suffisamment large pour ne pas tomber dans l’heuristique de représentativité.
Comment éviter les chausse-trapes cognitives de l’évaluation ?
On peut éviter ou réduire les chausse-trapes cognitives de l’évaluation à trois conditions : mettre en place un cadre offrant le plus d’indépendance possible à l’évaluateur par rapport au donneur d’ordre ou à l’actif à évaluer ; respecter un processus rigoureux de recueil et d’analyse de l’information ; et appliquer des méthodes d’évaluation robustes et cohérentes.
Le cadre de la mission
Le meilleur moyen d’éviter que l’évaluateur soit affecté par un conflit d’intérêts est de désigner un évaluateur indépendant. Le règlement général de l’AMF dresse des conditions strictes afin que l’expert soit désigné par le conseil d’administration sur la proposition d’un comité ad hoc chargé de veiller à l’absence de conflits d’intérêts et de s’assurer qu’il dispose de toutes les informations nécessaires à sa mission. L’AMF exige également qu’il soit rémunéré forfaitairement et que le montant dépende de la « complexité de la mission ».
L’indépendance n’est garantie que si le comité ad hoc exerce lui-même ses fonctions en toute indépendance. Or, sa liberté de manœuvre dépend de la philosophie de gouvernance qui règne dans l’entreprise et au sein du conseil. Et même s’il est prévu que l’expert ne doit pas intervenir régulièrement avec la banque présentatrice, la concentration des missions chez un nombre réduit d’experts est à surveiller. Quand bien même le recours à un évaluateur indépendant n’est pas juridiquement imposé, le conseil d’administration peut toujours décider d’y recourir afin de donner aux travaux d’évaluation une certaine indépendance par rapport au management.
La sérénité du cadre d’intervention procurée à l’expert indépendant est aussi cruciale pour les évaluateurs « internes » que pour les évaluateurs « conseils ». Plusieurs possibilités s’offrent à la société lorsque l’évaluation est faite en interne ou par des conseils mandatés par la direction générale : mise en place d’une seconde équipe d’évaluation et / ou d’un comité ad hoc de revue ; ou encore revue externe réalisée par un tiers qui analysera la cohérence et la rigueur de l’analyse.
En impliquant une multiplicité d’interlocuteurs le processus de revue permet de ne pas laisser le sujet entre les mains d’un unique expert. Cependant, on veillera à i) ne pas tomber dans le travers de la pensée de groupe (biais de groupthink), c’est-à-dire la tendance à rechercher le consensus à tout prix plutôt qu’à appréhender de manière réaliste une situation et ii) à ne pas diluer la responsabilité dans la prise de décision finale sur la valeur retenue.
Le recueil et l’analyse de l’information
L’évaluateur doit tout d’abord s’efforcer de repérer les biais cognitifs qui ont pu affecter les informations qui serviront de base à son analyse. Une liste de contrôle précise doit couvrir trois thèmes : les protagonistes eux-mêmes afin de comprendre qui a été impliqué dans le processus de planification afin d’apprécier les conflits d’intérêts ou les influences potentielles, la dimension affective des auteurs et leur autonomie ; la dynamique du groupe qui a mis au point les projections.
Les hypothèses seront ensuite testées à partir de raisonnements économiques simples mais robustes comme la logique du cycle de vie d’une entreprise qui veut que l’avantage concurrentiel finisse par s’éroder et que la rentabilité des actifs rejoigne le coût du capital. Il est également intéressant de mettre en perspective un niveau de revenus au regard du marché existant, un taux de croissance par rapport aux anticipations du marché, etc. Ainsi, l’évaluateur pourra essayer de neutraliser certains biais tels que l’affection pour une activité ou pour des actifs nationaux (biais culturel), etc.
Sur la base de l’information qui lui a été remise, l’évaluateur doit décider du jeu d’hypothèses à retenir pour son évaluation. Il est essentiel qu’il ne s’arrête pas aux données disponibles mais qu’il recherche systématiquement des informations externes (auprès des concurrents, fournisseurs, régulateurs, etc.). L’évaluateur doit aussi identifier les options écartées, comprendre ce qui serait perçu différemment avec une autre présentation (biais de cadrage) ou ce qui est ignoré faute de l’avoir creusé (biais d’ambiguïté). Il doit pouvoir remettre en cause un business plan « maison » et ne pas tomber dans une forme de croyance le conduisant à adhérer à un scénario ou à des hypothèses en les considérant comme vérité absolue ou assertion irréfutable.
Les méthodes d’évaluation
Les méthodes intrinsèques doivent être privilégiées bien que reposant sur de nombreuses hypothèses dont l’établissement peut engendrer des biais cognitifs. Même si les biais qui ont présidé à leur élaboration initiale ont pu être identifiés et corrigés, l’évaluateur n’est pas à l’abri de succomber à ces écueils lors de ses choix d’hypothèses ou les ajustements qu’il décide de faire.
Un travail d’évaluation bien organisé peut diminuer ce risque : s’il est très difficile pour un individu d’identifier ses propres biais, la constitution d’une équipe et la tenue de débats controversés ainsi que la rédaction d’un rapport détaillé, clarifiant les hypothèses retenues et les raisonnements permettront de les limiter.
La méthode de l’actualisation des flux de liquidité futurs (ou cash flows) est la plus efficace dans ce contexte car elle oblige l’évaluateur à être très précis sur les hypothèses qui sont choisies et donc permet l’analyse de la logique interne du modèle et l’identification des incohérences. L’intérêt de la construction d’un modèle de cash-flows et les travaux de simulation ou de sensibilité est de mieux comprendre les liens qui existent entre la stratégie de l’entreprise, sa dynamique financière et les conditions dans lesquelles elle peut espérer créer de la valeur à long terme. L’évaluation offre à l’équipe qui en est en charge la possibilité de débattre des hypothèses de rentabilité et de risque et, ainsi, de se donner les moyens d’éviter des raccourcis heuristiques.
Malgré ses graves insuffisances, les praticiens continuent à utiliser la méthode des comparables (boursiers ou de transactions passées), au moins à titre complémentaire dans les évaluations dites « multi-critères ». Afin de ne pas tomber dans les nombreux pièges cognitifs dont elle recèle, l’évaluateur peut respecter deux règles. D’une part, mettre en œuvre cette méthode uniquement après avoir largement entamé la méthode intrinsèque, afin de ne pas risquer un biais d’ancrage ; d’autre part, tout multiple doit faire l’objet d’une analyse d’ingénierie inversée afin de comprendre les paramètres de risque, de rentabilité et de croissance qui l’explique.
Conclusion
La discipline préconisée ici pour gommer ces effets des biais comportementaux s’apparente à un complément à la technicité et à l’expertise de l’évaluateur auxquelles cette approche ne saurait se substituer. L’introduction de techniques ou de procédures visant à réduire les biais cognitifs permet d’aller plus loin que le recueil mécanique de l’information et l’application qui n’est pas moins mécanique de techniques. Enfin, les conseils d’administration doivent se former aux techniques d’évaluation et aux difficultés rencontrées par les experts ou évaluateurs qu’ils nomment ou contrôlent.
Nos lecteurs peuvent retrouver l’intégralité de l’étude d’Edouard Camblain et Jean-Florent Rérolle ici.
Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen
Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière. En voici quelques-uns :
Pourriez-vous rejoindre l'IASB et devenir régulateur comptable ? (4 mars)
Vous auriez toutes vos chances si vous répondez correctement à ces 3 questions par VRAI ou FAUX sur la distinction dettes/capitaux propres traitée par la norme IAS 32 sur laquelle l’IASB a publié un exposé sondage :
1/ Une dette perpétuelle, ou hybride en jargon financier, doit être comptabilisée en capitaux propres même si, dans l’immense majorité des cas, l’émetteur procède à son remboursement anticipé au bout de quelques années pour éviter de devoir supporter une forte hausse du taux d’intérêt, contractuellement prévue pour le conduire à rembourser par anticipation l’obligation perpétuelle (ce qui ne manquera pas de vous faire sourire).
2/ Une obligation remboursable en actions (ORA) se comptabilise en IFRS en capitaux propres, à l’exception de la valeur actualisée des intérêts versés avant d’être remboursée en actions qui est comptabilisée en dettes financières. Cependant, si la parité de remboursement de l’ORA (3 actions contre une ORA par exemple) est variable (contre 3 actions, ou 4 ou 2 selon un critère donné), alors l’ORA doit être comptabilisée comme une dette.
3/ Plus difficile maintenant. Vous avez accordé à des minoritaires dans une filiale que vous contrôlez une option de vente leur permettant de vous céder leurs actions. Le montant que vous pourriez devoir débourser si les actionnaires minoritaires exercent leur option de vente est une dette financière dont la constitution se compense (pour que le bilan reste équilibré) par un prélèvement sur les capitaux propres part du groupe de même montant, et non par un prélèvement sur les capitaux propres part des minoritaires.
Eh bien, si vous avez répondu 3 fois VRAI, vous avez toutes vos chances de réussir à l’IASB qui tient ces positions dans l'exposé sondage mentionné plus haut. Mais vous n’avez guère de chances d’être un bon financier.
Les capitaux propres ont une telle importance dans une entreprise, dont ils sont la pierre angulaire de l’existence et du développement, qu’en ce domaine il faut appeler un chat un chat et être particulièrement rigoureux.
Une dette qui se rembourse, fût-elle abusivement appelée perpétuelle, est une dette, pas des capitaux propres.
Une ORA, à parité fixe ou variable, et qui n’entraîne par définition aucun débours de trésorerie, puisqu’elle est remboursée en actions de l’émetteur, est un titre de capitaux propres, justement parce qu’elle ne se rembourse pas en numéraire ou en titres de dettes ; qu’elle soit remboursée par la remise d’un nombre variable d’actions ne change rien à l’affaire.
Quant au put sur les minoritaires, c’est la double peine que propose l’IASB. Pourquoi pas créer une dette au bilan à l’égard des minoritaires ; mais où est la cohérence de prélever son montant sur les capitaux propres part du groupe, et non ceux des minoritaires dont on vient de supposer qu’ils exerçaient leur put en inscrivant son montant en dettes ?
Quand l’IASB se rendra-t-il enfin compte, qu’à force de proposer des dispositions tellement éloignées du sens commun, il discrédite les normes comptables dont il devrait être le gardien intelligent et scrupuleux ?