La Lettre n°30 de Juillet - Août 2004
Actualités : L'évolution du marché du crédit bancaire, ou les banques sont-elles devenues folles ?
Ainsi les crédits syndiqués mis en place en 2004 présentent des caractéristiques particulièrement attractives pour les emprunteurs (1). L'amélioration est perceptible aussi bien sur les marges de crédit (2), comme l'illustre le graphique suivant, que sur les contraintes imposées à l'entreprise pendant la durée du crédit et sur la durée même des crédits.
A titre d'exemple, on peut mentionner l'opération récente de France Télécom. Le groupe a mis en place un crédit syndiqué à 5 ans lui permettant d'emprunter jusqu'à 10 Md€ en ne payant qu'entre 27,5 et 35 points de base au dessus de l'Euribor (3) suivant la tranche du crédit (4). Cette marge doit être comparée à celle affichée lors de son précédent crédit syndiqué de 5 Md€ en mars 2003, soit 125 points de base. Certes la situation financière de France Télécom s'est nettement améliorée depuis, mais la différence n'en demeure pas moins considérable.
De même, Suez peut aujourd'hui emprunter à Euribor + 0,275% (conditions du crédit syndiqué mis en place en mai 2004 (5)) alors qu'un an plus tôt, son taux d'emprunt pour un crédit syndiqué était de Euribor + 0,475%. Bien évidemment ici encore, l'amélioration des performances et de la situation financière a joué un rôle.
Force est de constater qu'avec ces niveaux de marge, les banques ont du mal à rentabiliser ces prêts. En effet, les banques ne se refinancent pas nécessairement au taux Euribor. Si certaines ont la chance d'avoir des ressources gratuites (les banques de réseaux françaises collectent des dépôts qui ne sont pas rémunérés), la plupart des banques internationales doivent se refinancer sur le marché interbancaire et payent un taux d'intérêt sensiblement supérieur au taux Euribor (la marge des banques allant de quelques points de base à plus de 20 points de base pour certaines banques d'affaires américaines).
De plus les prêts à des entreprises constituent des engagements pondérés en face desquels les banques doivent mettre des capitaux propres pour garantir leur marge de solvabilité. Prenons l'exemple d'une banque se refinançant à Euribor + 10 points de base qui accorde un crédit de 100 M€ à une entreprise à un taux de Euribor + 30 points de base (ce qui est parfaitement en ligne avec le marché actuel pour une grande entreprise européenne). Si elle souhaite conserver un ratio Tier 1 de 6%, ce qui est un minimum, elle devra geler 6 M€ de capitaux propres pour ce crédit. Le crédit rapportera 0,20% x 100 = 0,2 M€. Soit une rentabilité de 0,2 / 6 = 3,3% avant impôt ! Ce calcul est un peu rapide, il convient en effet de rajouter les commissions additionnelles que recevra la banque (commission d'arrangement, de participation, …) mais soulignons que nous n'avons pas tenu compte non plus ici des frais de mise en place du crédit.
Certes la mise en œuvre des nouveaux ratios prudentiels issus de Bâle II (6) permettra de doser l 'affectation de capitaux propres en fonction du risque et de réduire les montants utilisés pour les meilleures signatures alor qu'aujourd'hui des prêts à Alstom et BP requièrent le même pourcentage de capitaux propres réglementaires.
L'écrasement des spreads n'est pas la seule observation que l'on peut faire, la documentation juridique est également devenue beaucoup plus avantageuse pour les entreprises :
- Covenants. Les banques imposent de moins en moins de covenants financiers (ratios financiers que l'entreprise s'engage à respecter sans quoi le crédit devient immédiatement exigible (7)). Certaines lignes sont concédées sans covenant.
- Indexation de la marge sur la notation financière. Il était jusqu'à présent très fréquent pour les sociétés disposant d'une notation financière de lier
- Le spread à l'évolution de la notation (rating grid). La concurrence actuelle sur le marché fait que cette protection est souvent abandonnée par les banques prêteuses.
- MAC clause (8). Cette clause qui prévoit que le crédit devient remboursable si un événement majeur, négatif pour l'entreprise, intervient a été abandonnée par les banques dans de nombreux contrats de crédits syndiqués mis en place cette année.
La durée moyenne des crédits a également sensiblement augmenté, les entreprises verrouillent des conditions attractives sur relativement long terme.
Une rentabilité médiocre, peu de protection en cas de détérioration du risque de l'entreprise, allongement des maturités ; les banques seraient-elles devenues folles ? Quelles justifications mettre en avant ?
Portefeuille de crédit atrophiés. Après l'éclatement de la bulle Internet, les banques ont pris peur d'une accélération des faillites d'entreprises et ont par conséquent réduit le montant des crédits qu'elles accordaient. Ceci s'est fait notamment par une plus grande sélectivité des entreprises éligibles pour un crédit. La peur du credit crunch a ainsi conduit les banques à fortement réduire le montant des engagements pondérés.
Cette peur passée, il reste des capitaux propres excédentaires par rapport aux portefeuilles actuels. D'où des rachats d'actions importants (cf. Barclays, BNP Paribas, HSBC, …) puisque le montant des capitaux propres en excès est estimé à environ 80 Md€ pour les seules banques cotées européennes. D'où aussi une volonté de regarnir les encours.
Réduction du niveau d'endettement des entreprises. Parallèlement, dans un contexte économique déprécié, les entreprises ont nettement réduit leur niveau d'endettement (arrêt des opérations de croissance externe, cession d'actifs non stratégiques, augmentations de capital pour rééquilibrer les structures financières et réparer les erreurs du passé). Les actionnaires sont donc venus se substituer pour partie aux banques qui ne voulaient plus prêter.
Parallèlement, la part de l'endettement de marché (émission d'obligations ou de billets de trésorerie) pour les grands groupes n'a cessé de croître et représente largement plus de 50% de l'endettement pour bon nombre d'entre eux.
Autant de débouchés en moins pour les crédits bancaires syndiqués aux entreprises qui ont diminué de près de 20% depuis un an.
Perception moindre du risque. En France, les difficultés des grandes entreprises ne se sont pas transformées en faillites retentissantes et ces groupes ont réussi à mettre en place un plan de sauvetage (parfois avec l'aide de l'Etat). Ainsi que se soit Alstom, Vivendi Universal ou Rhodia, les banques n'ont pas souffert de pertes majeures (9). Au demeurant, il n'y a pas eu non plus de faillite bancaire qui aurait réduit l'offre de crédit.
Recherche de revenus stables. Les banques universelles ont pu (à nouveau) constater dans les années 2001-2004 que les revenus des activités de banque d'affaires (investment bank) sont fortement cycliques. Les activités de crédit offrent certes des rentabilités plus faibles mais des revenus plus stables (donc moins risqués). On a ainsi remarqué que Merrill Lynch, après avoir garanti 33% du crédit d'acquisition d'Aventis de 16 Md€, semble vouloir en garder sur ses livres plusieurs centaines de M€.
Nouer des relations long terme avec l'entreprise en vue de transactions plus lucratives. La plupart des entreprises nouent avec un petit nombre de banques des relations de long terme. On appelle souvent ces établissements en anglais des relationship banks. Le groupe va naturellement faire appel à ces banques pour diverses opérations et notamment les opérations d'émission de titres sur le marché (actions, obligations convertibles, obligations). Ces opérations sont généralement plus lucratives pour les banques et compensent ainsi la faible rentabilité obtenue sur les crédits qui constituent en ce moment des produits d'appel
Bref, le marché du crédit est un vrai marché avec une offre et avec une demande et quand la demande baisse, les prix (les marges) suivent la même direction.
Qu'est-ce qui pourrait mettre fin à cette situation très favorable aux entreprises ? Une forte reprise des investissements des groupes, de nouvelles concentrations bancaires, un effondrement du marché obligataire corporate. Cela semble peu probable à court terme. Toutefois les marchés sont volatiles et souvent l'inattendu arrive.
A bon entendeur salut!
(2) La marge ou “spread” est la part du taux d'intérêt qui rémunére en particulier le risque de défaut de l'entreprise. Il est égal à la différence entre le taux d'intérêt et le taux sans risque (taux des obligations d'État pour un taux long terme, taux Euribor, Libor ou les taux des swaps pour un taux court terme).
(3) Cest à dire que si l'Euribor 3 mois est de 2%, France Télécom pourra emprunter à 2,275%.
(4) 27,5 bp sur la tranche 1 an et 35bp sur la tranche 5 ans. Source Les Echos.
(5) Source : Dealogic Loanware.
(6) Pour plus de détails, voir La Lettre Vernimmen.net n°20 de juin 2003
(7) Pour plus de détails, voir le chapitre 39 du Vernimmen.
(8)Material Adverse Change.
(9) Ceci n'est pas vrai dans les autres pays: faillites de Swissair, ou de Parmalat.
Tableau : Les taux d'impôt sur les sociétés dans le monde
Recherche : Les réactions aux dépréciations du goodwill
Rappelons que la survaleur, encore communément appelée le goodwill (3), représente l'écart de valeur entre le prix payé pour l'acquisition d'une entreprise et le montant comptable des capitaux propres de cette même entreprise. La survaleur représente donc une mesure de la valeur des actifs immatériels rachetés tels qu'ils ont été évalués à la date de l'acquisition. Cette mesure correspond, en termes financiers, aux bénéfices futurs espérés qui seront générés par l'activité, au delà de la valeur patrimoniale des actifs achetés. Ainsi, lorsqu'une entreprise déprécie son goodwill au delà de l'amortissement normalement pratiqué, elle diminue la valeur comptable du goodwill précédemment inscrit à son actif. Elle fait donc le constat, observable par tous lorsque cette dépréciation est rendue publique, que l'acquisition faite précédemment a été payée trop chère.
A l'avenir, en norme IFRS, les goodwills ne seront plus amortis mais dépréciés en cas de perte de valeur, ce qui est déjà la pratique depuis fin 2001 en normes américains (4). Il est donc probable qu'il y aura plus souvent des dépréciations de goodwills à l'avenir que nous n'en avons enregistrées jusque là.
M. Hirschey et V. Richardson observent les réactions du cours de bourse d'entreprises américaines lors de 87 annonces de dépréciation de goodwill faites entre 1992 et 1996, à la fois à la date d'annonce de la dépréciation, et sur une longue période, avant et après l'annonce. La thèse défendue par M. Hirschey et V. Richardson est que l'annonce de la dépréciation du goodwill est porteuse d'un signal négatif sur les perspectives de bénéfices futurs de l'entreprise faisant cette annonce. Une révision à la baisse de la valeur des actifs immatériels signifie que la valeur des bénéfices espérés est plus faible qu'initialement prévue au moment de l'acquisition. Si cette information n'était pas déjà anticipée par les marchés financiers, selon l'hypothèse d'efficience semi-forte des marchés, alors, on devrait observer en moyenne une sous-performance des cours de bourse à la date où de telles annonces sont faites. De plus, si les marchés ont correctement incorporé l'information révélée à la date de l'annonce, cette sous-performance ne devrait pas persister à long terme.
La prévision d'une réaction négative du marché à une telle annonce est confirmée par les données observées par les deux auteurs : ils constatent une baisse moyenne du cours de bourse relativement au marché de l'ordre de 3% à 3,5% au moment de l'annonce de la dépréciation du goodwill.
Cette baisse du cours de bourse relativement au marché est commune à l'ensemble des secteurs industriels représentés. Ainsi, le marché interprète la dépréciation du goodwill comme un signal négatif concernant la rentabilité future de l'entreprise considérée, quel que soit le secteur considéré, mais aussi quelle que soit la taille de la dépréciation relativement à la taille de l'entreprise.
De plus, les auteurs constatent que le marché anticipe partiellement l'annonce d'une détérioration de la rentabilité de l'entreprise. La rentabilité observée au cours des 250 jours précédant l'annonce de la dépréciation du goodwill est fortement inférieure au marché (- 40%). L'annonce de la dépréciation de goodwill intervient donc après une période prolongée de sous-performance relativement au marché. Par contre, ce qui est plus surprenant, les auteurs observent une persistance à long terme de l'effet négatif de l'annonce de la dépréciation sur une période ultérieure de 250 jours, bien que de magnitude plus faible (-11%).
Les auteurs interprètent ce résultat comme une preuve de la sous-réaction initiale des marchés financiers à une telle annonce. Les marchés ne seraient donc pas totalement efficients dans la mesure où ils n'incorporent pas immédiatement l'information selon laquelle l'annonce d'une dépréciation du goodwill est un signal négatif concernant la rentabilité future d'une entreprise.
Cette dernière observation est sans doute plus sujette à caution, étant donnée la méthodologie utilisée, qui ne prend pas en compte une modification possible du risque spécifique (5) de l'entreprise au cours du temps. Or, une entreprise ayant une mauvaise performance économique sur une longue période voit son risque spécifique augmenter (risques de faillite plus élevés etc..), ce qui diminue sa performance boursière (le taux de rentabilité exigé devient plus élevé). Il est donc trompeur de comparer cette performance à un indice de marché dont la rentabilité exigée ne bouge pas, ou peu, au cours du temps (c'est par définition la prime de risque). Contrairement aux auteurs, nous pensons qu'il est sans doute normal d'observer la persistance de cette sous-performance à long terme. Celle-ci ne s'expliquerait pas par une sous-réaction du marché, et donc une réponse irrationnelle de sa part, mais par une augmentation importante du risque spécifique (5) du portefeuille d'entreprises étudiées.
(3) Pour plus de détails sur le goodwill, voir le chapitre 8 du Vernimmen.
(4) Voir la Lettre Vernimmen.net de décembre 2003.
(5) Voir pour plus de détails le chapitre 26 section 4 du Vernimmen.
Q&R : Les entrepreneurs peuvent-ils agir sur le coût du capital ?
Que notre lecteur qui aurait un trou de mémoire se rappelle que si l'endettement net coûte moins cher que les capitaux propres, son utilisation croissante conduit à augmenter le risque supporté par l'actionnaire, donc le taux de rentabilité qu'il exige et donc le coût des capitaux propres. Si la fiscalité avantage la dette au niveau de l'entreprise puisque les intérêts de l'endettement net sont déductibles de la base imposable, alors que les dividendes ne le sont pas, l'inverse est plutôt vrai au niveau de la fiscalité des investisseurs.
Au total, dans un monde en équilibre, dans lequel les investisseurs ont des portefeuilles diversifiés, ce qui est gagné d'un coté est reperdu de l'autre.
Au demeurant, si la dette permettait de réduire le coût du capital, pourquoi des groupe très efficaces opérationnellement et qui ne craignent pas la faillite comme L'Oréal, Nestlé, BMW, Dassault, Heineken… ne sont-ils pas endettés ?
Le coût du capital dépendant du risque de l'actif économique, seules les mesures qui abaissent ce risque peuvent réduire le coût du capital :
- abaisser le point mort en réduisant la part des charges fixes au profit de celles qui sont variables : recours à la sous-traitance, externalisation… Mais il est probable que les marges baissent corrélativement ;
- améliorer la visibilité et la cyclicité de l'activité : signature de contrats d'approvisionnement sur le moyen terme avec des clients importants. Là encore, l'impact sur les marges risque d'être négatif, les dits clients demandant alors de meilleurs prix d'achat en contrepartie ;
- la diversification des activités est une fausse réponse puisqu'elle ne réduit que le risque spécifique et non le risque de marché qui lui seul est rémunéré et qui constitue le coût du capital;
- passer d'une activité très risquée (start-up biotechnologique par exemple) dans un pays à haut risque (le Pakistan) à une activité nettement moins risquée dans un pays lui aussi moins risqué (fabriquer des fromages en Suisse) réduit indéniablement le coût du capital mais aussi la rentabilité et son impact sur la valeur est nulle. On “ se déplace ” simplement sur la droite de marché !
Les montages déconsolidants (1), dans certaines conditions, peuvent aboutir à faire baisser le coût du capital mais c'est au prix de marges de manœuvre plus réduites pour les dirigeants. There is no free lunch !
Au total, la capacité des dirigeants à abaisser le coût du capital tout en créant de la valeur est à peu près inexistante. Leur vrai levier est au niveau de l'amélioration de la rentabilité économique (amélioration des flux, réduction des capitaux engagés).