La Lettre n°67 de Juillet - Août 2008
Actualités : La mort de la décote de minoritaire
La Société Française des Evaluateurs (SFEV), qui regroupe la quasi totalité des professionnels français de l'évaluation d'entreprise, a eu la bonne idée de confier à un groupe de travail composé de certains de ses membres et présidé par Sonia Bonnet-Bernard de Ricol, Lasteyrie et Associés, un travail de réflexion sur les primes et les décotes dans le cadre des évaluations financières.
Ce travail quasiment finalisé sera disponible sur son site Internet (www.sfev.org ) à la rentrée de septembre.
Nous en présentons ici les principaux points aux lecteurs de La Lettre Vernimmen.net en se focalisant sur la décote de minoritaire. Notre expérience et les travaux conceptuels des chercheurs en finance d'entreprise nous ont convaincus depuis longtemps du caractère "médiéval" de celle-ci. Le document de la SFEV le dit haut et fort :" la décote de minorité ne semble pas, selon nous, se justifier."
Trois exemples illustreront cette réflexion :
- quand un groupe veut racheter les actions détenues par des actionnaires minoritaires dans le capital d'une de ses filiales cotées en bourse et qu’il contrôle à plus de 50%, la prime moyenne qu'il est amené à payer est de l'ordre de 18% en Europe (1).
Ainsi Allianz a-t-il dû payer une prime de 28% sur le cours moyen un mois des AGF pour pouvoir racheter la totalité des actions qu'il ne détenait pas encore. Qui a parlé de décote de minoritaire ?
- un actionnaire détenant 20% et par ailleurs directeur général de son entreprise contrôlée à 80% par une famille a voulu céder ses parts. Ayant fait la tournée des investisseurs financiers ou industriels potentiels, il découvrit qu'il avait été chaque fois précédé par les actionnaires majoritaires qui avaient menacé des pires tourments l'impudent qui aurait osé acheter cette participation. Au bout de 3 ans, et ayant besoin de liquidités, le minoritaire céda son bloc à moins de 30% de sa valeur au seul acheteur existant : la famille majoritaire. Qui a parlé de décote de minoritaire ? A 70 % ce n'est plus une décote, mais une quatrième démarque !
- face à un groupe industriel à 49%, 3 frères détenaient chacun 17%. L'un d'entre voulait céder ses parts, mais il ne s'entendait plus très bien avec ses frères. Tant lui que le groupe industriel purent sortir du capital sans aucune décote car les deux frères, de peur de devenir minoritaires, rachetèrent sans barguigner les actions à leur valeur, voire même un peu plus. Qui a parlé de décote de minoritaire ?
Autrement dit la décote de minoritaire, quand elle est constatée, n'est que le résultat d'un rapport de force entre un vendeur qui, pour certaines raisons, veut vendre et un acheteur qui se sait seul à pouvoir acheter et qui entend bien en profiter, d'où notre expression de "médiévale". Elle n'a pas de sens quand le minoritaire ne veut pas vendre et que le majoritaire veut acheter puisque l'on voit au contraire dans ce cas des primes (cf. notre premier exemple).
Dans ces cas de figure, il nous paraît plus correct et plus précis de parler de décote de liquidité ou de décote d'illiquidité. C'est parce que le minoritaire veut liquéfier sa participation qu'il peut être contraint, si sa position de négociation est mauvaise, de se contenter de ce qui est sur la table. Si dans notre troisième exemple notre directeur général avait pu attendre 4 ans de plus, il aurait vendu avec la famille et participé au prix du contrôle puisque celle-ci céda le contrôle de l'entreprise 4 ans après.
Comme le démontre l'actualité récente, l'accès à la liquidité peut parfois valoir très cher (Bear Stearns). Dès lors il est très difficile de chiffrer une décote de liquidité même si une belle rationalité l'assimile à la décote d'introduction en bourse que laisse sur la table l'actionnaire qui veut trouver une liquidité pour ses titres : de l'ordre de 15% en moyenne (2). Mais les exemples précédents ont montré la limite de la notion de moyenne.
Le groupe de travail de la SFEV rappelle avec pertinence que, d'un point de vue rationnel, il n'y a aucun fondement à la décote de minoritaire :
- le taux d'actualisation des flux de trésorerie étant calculé le plus souvent à partir du MEDAF (3), il se base sur des cours de bourse, donc des transactions marginales et donc minoritaires. Il n’est dès lors pas utile d'appliquer en plus une décote à la valeur puisque le taux d'actualisation tient déjà compte du caractère minoritaire de l'investissement ;
- appliquer une décote en expliquant que le minoritaire ne peut pas accéder aux mêmes flux de trésorerie que le majoritaire revient à supposer que celui-ci a la possibilité de dériver des avantages particuliers, ce qui est heureusement une pratique en voie d'extinction à notre époque dans un environnement protecteur des droits des minoritaires. Ou alors que le minoritaire ne fait pas confiance au majoritaire pour la gestion des flux de trésorerie disponibles, le majoritaire les réinvestissant toujours à un taux inférieur au coût du capital. Douteux, c'est que l'on appelle familièrement "se tirer une balle dans le pied" ;
- ce n'est que lorsque l'évaluation de l'entreprise est fondée sur des transactions portant sur le contrôle qu'il convient d'appliquer une décote. Mais, comme le précise les experts de la SFEV, « il s'agit moins d'une décote de minorité que de l'annulation de la prime de contrôle payée lors de la transaction » ;
- en fait, le seul cas d'application d’une décote de minorité est celui d'actionnaires minoritaires détenant non des actions ordinaires mais des actions à droits réduits par rapport au droit commun (pas de droit de vote, dividendes minorés, …).
Depuis le milieu des années 1990, deux phénomènes ont accéléré l'obsolescence de la notion de décote de minoritaire :
- l'avènement de la gouvernance d'entreprise comme une préoccupation centrale des investisseurs et des dirigeants ;
- l'avènement de la méthode d'évaluation par les flux de trésorerie disponibles (en lieu et place de l'actualisation des dividendes) qui montre que chaque actionnaire, quelle que soit sa quote-part du capital, a droit à un quantum du flux de trésorerie disponible proportionnel à sa participation au capital.
De la même façon qu'aujourd’hui plus personne ne prétend que la méthode du DCF est la méthode du majoritaire ou la méthode pour valoriser une majorité, plus personne ne devrait, à notre avis et à celui des experts réunis dans la SFEV, parler de décote de minorité. Cela n'empêchera naturellement pas un acheteur de vouloir profiter de la faiblesse d'un vendeur. Ce travail de la SFEV, dont nous n'avons reflété ici qu'une partie, montre qu'il n'a pas le droit d'habiller sa position de pure force d'arguments rationnels.
(1) En moyenne depuis 1999 pour les rachats supérieurs à 1 Md€ (Hors offres obligatoires et fusions légales).
(2) Pour plus de détails, voir le chapitre 30 du Vernimmen 2005.
(3) Pour plus de détails, voir le chapitre 44 du Vernimmen 2005.
Tableau : ROCE vs WACC
Rentabilité économique, coût du capital des groupes européens cotés (éch. gauche) et évolution des cours boursiers (ech. droite)
La création de valeur nécessite d’obtenir un taux de rentabilité des investissements supérieur au taux de rentabilité exigé compte tenu du risque. L’entreprise constitue alors une rente .
D’un point de vue financier, avoir une stratégie c’est essayer de « gripper » les mécanismes de marché pour se constituer une rente.
Sur le graphe précédent, on observe une corrélation frappante entre d’une part l’évolution de la rente économique des entreprises mesurée par l’écart entre la rentabilité économique et le coût du capital et d’autre part les cours de bourse. Tout cela est bien logique!
Recherche : La syndication bancaire
Ces vingt dernières années ont vu un développement spectaculaire des prêts syndiqués en Europe, et particulièrement en France où leur part dans le total des prêts bancaires est passée de moins de 1% en 1990 à 36% en 2005 (1). Dans une étude récente, C.J. Godlewski (2) explique ce phénomène en présentant les avantages de ce type de prêt, pour le prêteur et l’emprunteur. Il montre que le recours à ce mode de financement est plus probable pour certains emprunteurs et dans certains environnements de marché.
Pour le prêteur, un avantage supposé de la syndication est qu’elle permet une meilleure diversification du risque. L’auteur montre que les prêts d’un montant élevé font plus souvent l’objet d’une procédure de syndication que les autres, ce qui tendrait à confirmer cette motivation. La procédure permet également à des banques dont les capacités de prêts sont limitées de participer à des opérations qui leur seraient autrement inaccessibles.
Du point de vue de l’emprunteur, la syndication offre une possibilité de financement relativement peu coûteuse pour les emprunts de grande taille. L’auteur de l’article montre que des marchés financiers développés réduisent le potentiel de syndication bancaire. Cela est particulièrement vrai du marché obligataire, qui permet lui aussi une diversification du risque : le marché obligataire se présente bien comme un concurrent de la syndication.
Les inconvénients de la syndication sont principalement des problèmes d’agence.
D’une part l’anti-sélection : puisque la banque chef de file ne porte qu’une partie du risque, elle pourrait avoir tendance à syndiquer des prêts de qualité médiocre, pour encaisser les commissions. La disponibilité d’information publique concernant le prêt (notation d’agence) n’a pas d’impact significatif sur la décision de syndication. Il semblerait que l’information privée fournie par la banque chef de file, qui cherche à maintenir sa réputation, se substitue à l’information publique. L’argument d’anti-sélection est ainsi rejeté.
D’autre part l’aléa moral : le chef de file est chargé du contrôle de l’emprunteur pour le compte de l’ensemble des banques syndiquées. Sa moindre exposition peut se traduire par un moindre contrôle. Les emprunts liés à une opération de Leveraged Buy Out ont 10% de chance de plus que les autres d’être effectués sous forme syndiquée. Dans ce type d’opération, la banque chef de file exerce un rôle d’accompagnement et de conseil auprès de l’emprunteur ; le risque d’aléa moral en cas de syndication est donc réduit.
D’une façon générale, l’amélioration des techniques d’évaluation et de tarification des prêts par les banques explique le développement spectaculaire des prêts syndiqués. L’article de C.J. Godlewski fait le point sur les avantages et les inconvénients de ce type de prêt, devenu une pratique courante.
(1) Pour une description du processus de syndication, voir le Vernimmen 2005 page 595.
(2) C. Godlewski (novembre – décembre 2007), Les Déterminants de la décision de syndication bancaire en France, Banque & Marchés, n°91.
Q&R : Qu'est ce que le compartiment professionnel ?
Le compartiment professionnel est un nouveau compartiment de marché en France (comme Eurolist, Alternext, ou le marché libre) qui a été mis en place fin 2007. Sa particularité est de permettre une introduction en bourse simplifiée par cotation directe ou placement privé auprès d’investisseurs qualifiés.
S’adressant avant tout à des investisseurs professionnels, aucun démarchage ou publicité de la part de l’émetteur ou de ses conseils ne peut être fait pour vendre des titres à des particuliers, et ce, même après l’introduction. Les particuliers peuvent néanmoins à leur propre initiative acquérir des titres de sociétés cotées sur ce marché.
En contrepartie de la restriction aux professionnels, les entreprises cotées disposent de contraintes allégées :
- pour la cotation (pas de lettre de fin de travaux des CAC, pas de lettre d’attestation d’un PSI, pas de traduction de la documentation nécessaire)
- pour la diffusion d’information périodique (pas de traduction nécessaire, ni de comptes pro-forma, pas d’obligation de publier la rémunération des CAC)
Ce marché s’adresse en réalité principalement à des sociétés déjà cotées à l’étranger (hors Union Européenne) et qui voudrait disposer d’une cotation en Europe en évitant la lourdeur d’un placement auprès du public et d’une information régulière trop couteuse à préparer.
A noter que contrairement à Alternext, le compartiment professionnel est un marché réglementé.
Anheuser-Busch a été le premier groupe à inaugurer ce marché en avril 2008 (mais cela pourrait être de courte durée compte tenu de l’annonce de l’offre de Inbev !). Le groupe brésilien Vale a été le second, mi-juillet, à être coté sur ce compartiment.
Notons qu’alors qu’ Anheuser-Busch demandait sa cotation à Paris, le groupe se retirait de la cote à Londres. Ceci semble prouver que l’équilibre juste a été trouvé pour rendre le marché français encore plus compétitif.
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Bien d’autres termes qui n’existaient pas dans le Vernimmen 2005 seront définis dans le Vernimmen 2009…