La Lettre n°196 de Mars 2022
Actualités : 8 mars 2022 : Six portraits de femmes professionnelles de la finance (1/2)
À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, nous avons publié sur les pages LinkedIn et Facebook du Vernimmen, 6 interviews de femmes financières, dont voici les 3 premières.
Julie Duval
Executive Director, Senior Relationship Manager chez Goldman Sachs
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ?
J’ai démarré chez JPMorgan à Londres en Equity Research sur les Medias en 2007. J’avais fait ma césure chez Goldman Sachs exactement sur le même poste, ce qui m’a donné un énorme avantage lors des entretiens. Comme beaucoup de diplômés d’écoles de commerce, mon choix s’est porté vers la recherche parce que j’avais pu me nourrir de l’expérience de mon réseau d’amis, qui y avaient fait des stages et me vantaient l’aspect très « complet » de ce métier. De plus, je n’avais pas du tout envie d’encaisser les horaires de M&A et la recherche me semblait un meilleur compromis d’équilibre vie pro-perso. J’ai toujours été matinale, donc pas un souci pour moi d’être au bureau à 6 h 30 du matin.
Comment est née cette vocation ?
Ce choix fut plus le fruit du hasard que celui d’une vocation : Goldman Sachs avait posté une annonce recherchant des stagiaires pour l’Equity Recherche. Possédant un diplôme de gemmologie – mon hobby – en plus de mon diplôme de l’ESCP et souhaitant trouver un stage qui me permette de combiner mes deux expertises, j’ai envoyé une longue lettre de motivation pour intégrer leur équipe Luxe, leur expliquant l’intérêt de mon double diplôme et détaillant ma vue sur le marché du diamant en Asie.
Goldman Sachs m’a contactée pour me proposer de rencontrer leur équipe Luxe et aussi l’équipe Media, qui cherchait activement un stagiaire. Le fit ayant été bien meilleur avec l’équipe Media, j’ai finalement décidé de privilégier « l’humain », ce qui a d’ailleurs été depuis un fil directeur dans tous mes choix de carrière.
Mes parents étant très éloignés du monde de la finance, ils ne m’ont ni soutenue ni découragée, mais ont toujours fait confiance à ma capacité de jugement. Mon école (ESCP) m’a évidemment beaucoup soutenue, JP Morgan exigeant que je démarre avant la fin de mes études : elle m’a donc proposé de faire un semestre accéléré d’été afin de finir mon quota de cours et de réaliser exceptionnellement mon mémoire seule et à distance. Sans cette flexibilité, j’aurais été obligée de refuser le poste.
J’ai réalisé 2 mobilités en 15 ans de carrière : en 2010, en manque de challenge, j’ai quitté Londres et la recherche pour rejoindre les équipes de vente Equity à Paris, toujours chez JPM. Je reportais à un manager exceptionnel, probablement le meilleur de toute ma carrière. C’est lui qui m’a encouragée à toujours aller chercher plus de responsabilités, à aller réclamer des projets sur lesquels je n’étais pas la favorite. J’ai ensuite fait ce métier pendant 10 ans (7 chez JPM puis 3 chez Goldman Sachs) : j’adorais le mélange d’autonomie, de compétences analytiques pointues et d’aspect commercial exigés par le rôle.
Mais après la naissance de ma seconde fille, en 2019, j’ai ressenti le besoin d’évoluer et de créer ma propre « plateforme ». J’ai donc convaincu Goldman Sachs en 2020 de créer pour moi le rôle de Relationship Manager. Ce poste s’apparente beaucoup à celui du banquier Coverage côté IBD (banque d'investissement) : je suis responsable du déploiement de solutions sur mesure pour nos clients institutionnels les plus importants (une liste triée sur le volet). Ce rôle consiste aussi à gérer les éventuels conflits qui peuvent émerger entre le client et Goldman Sachs et faire en sorte de trouver le plus possible une solution à l’amiable.
Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?
Quant aux difficultés liées à mon genre, je n’en ai heureusement pas rencontré beaucoup. À part un épisode malheureux post premier congé maternité (où je n’ai pas retrouvé le même périmètre en rentrant) je ne pense pas avoir subi de discrimination. En revanche on m’a donné de nombreux « conseils » paternalistes voire sexistes sur la façon dont je devrais gérer ma carrière, les « bons » jobs de mère de famille, mes horaires, ma vie de famille… Et j’ai toujours dû me battre pour obtenir les postes que je voulais : je n’étais jamais sur la liste de départ, peut-être en raison de mon statut de jeune maman, on ne pensait pas à me proposer des projets pouvant me sortir de ma « routine ».
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ? Comment faites-vous pour tout mener de front ?
Avec certaines de mes amies travaillant en finance, nous le résumons souvent ainsi : « C’est difficile mais pas impossible. » Et surtout, la prise de conscience récente des banques d’affaires sur leur manque de diversité, surtout au niveau senior, a créé une bonne dynamique pour aider les femmes à mener leur carrière sans avoir à sacrifier leur vie personnelle (ce qu’ont eu à faire beaucoup de femmes de la génération avant la mienne).
Très tôt dans ma carrière, j’ai imposé des règles dont je n’ai jamais dérogé : pas de travail pendant mes vacances, pas de dîner clients (j’étais franchement mal à l’aise avec le concept, pour moi le dîner relève de la sphère privée), avoir un soir par semaine de libre pour le sport ou les dîners entre amis. Puis, quand j’ai eu ma première fille en 2016, j’ai augmenté mon niveau d’exigence : pas de réunion après 18 h 30, ma nounou partant à 19 h 30, pas plus d’un voyage par mois, pas de travail le week-end.
J’ai évidemment un mari extrêmement impliqué dans ma carrière, qui s’est toujours montré compréhensif et flexible pour me permettre de me rendre à certains évènements importants, de rester tard le soir quand cela était nécessaire ou de me rendre à Londres sur short notice. Je suis heureuse cependant de pouvoir dire qu’aucun de nos deux métiers n’est plus important que celui de l’autre. J’ai toujours eu du mal avec certaines femmes vantant le choix de leur mari d’avoir arrêté de travailler pour leur permettre à elles de faire carrière. Je ne vois pas pourquoi sa carrière aurait dû passer au second plan et nous avons toujours tout fait pour trouver ce fragile équilibre nous permettant à tous les deux de nous épanouir professionnellement. Il est pour moi un véritable mentor, que je consulte régulièrement dans mes choix de carrière et dans les situations professionnelles difficiles.
Avec mon époux nous avons donc choisi de faire garder nos enfants à domicile, ce qui nous a apporté un confort et une flexibilité imbattables. Cela fut un gros investissement financier mais en valait vraiment la peine !
N.B. : tout cela repose quand même sur une organisation quasi militaire. L’imprévu n’est jamais le bienvenu chez nous !
Qu’avez-vous transmis à vos enfants ?
J’ai deux filles et suis donc sensible au fait de féminiser les fonctions financières. Je leur ai appris (du moins j’ai essayé) à ne pas laisser leur genre conditionner leurs choix de vie/d’orientation.
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?
Mon métier actuel consiste en deux choses : 1) développer un maximum de solutions pour répondre aux besoins de mes clients ; 2) gérer les situations de conflit avec ces mêmes clients, défendre leurs intérêts au sein de ma société. L’aspect 1 demande de très fortes compétences techniques et une capacité d’assimilation perpétuelle de nos innovations produits. Pour cela, je passe énormément de temps avec nos experts pour toujours être à la page de nos initiatives produits. Mais aussi évidemment de solides compétences commerciales et une connaissance parfaite du client, car même la meilleure solution du monde ne sera pas distribuée si elle n’est pas présentée aux bonnes personnes au bon moment. L’aspect 2 exige une capacité de recul, de calme et de bonnes compétences en négociation. Le réseau interne est clef pour bien réaliser ces 2 missions au quotidien.
J’ai une capacité d’adaptation très élevée, qui m’a bien aidée dans ma carrière : celle-ci m’a permis d’apprendre rapidement de nouvelles compétences, même très techniques, ce qui fut très utile lors de mes changements de poste. Cette capacité d’adaptation m’a aussi bien aidée à m’intégrer rapidement au sein de mes nouvelles équipes et à construire mon réseau interne et externe en assez peu de temps.
Mon plus beau succès est sous doute d’avoir réussi à combiner les exigences d’un poste senior à temps plein dans de grandes banques d’affaires avec un poste de professeur affilié à l’ESCP, depuis maintenant près de 10 ans. Et bien sûr tout cela en gardant un équilibre familial.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspirée au cours de votre parcours ?
Cela va vous sembler cliché mais le livre Lean In de Sheryl Sandberg m’a apporté quelques adages que je me remémore régulièrement. Ceux que j’ai particulièrement essayé d’appliquer dans ma carrière : « Don’t leave before you leave » et « Are you my mentor? »
D’autre part, j’ai eu la chance de côtoyer Isabelle Seillier, lors de ma décennie chez JPMorgan. Elle était alors CEO de JPMorgan France. Une femme brillante, qui avait l’oreille de tous les PDG/DAF du CAC 40 mais aussi mère de 3 enfants, très humaine et proche des équipes. Je me souviens tout particulièrement de son soutien lors du décès dramatique de mon supérieur. Mais aussi de ses discours de fin d’année devant les 300 employés, toujours teintés d’humour et mettant un point d’honneur à remercier chaque équipe personnellement.
Aujourd'hui, les femmes représentent 15 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d'une étude Vernimmen 2017 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
Il y a malheureusement un effet « génération » dans ces données. Les jeunes étudiantes des années 80-90 n’étaient clairement pas encouragées à s’engager dans la finance : le milieu était décrit (probablement à raison) comme trop misogyne, trop technique et trop chronophage pour une femme. Beaucoup se sont détournées de cette voie, souvent sur les conseils de leur entourage, avant même d’avoir regardé de près les métiers de la finance.
Heureusement les choses ont massivement évolué ces 10 dernières années : les banques font énormément d’effort de sensibilisation des métiers de la finance auprès des étudiantes – voire des lycéennes – via des évènements dédiés. Casser l’image sexiste du monde de la finance est une étape majeure si nous voulons rééquilibrer les genres au niveau direction/board des entreprises. Mais l’impact ne sera ressenti que dans une vingtaine d’années, quand ces étudiantes auront acquis 20-30 ans d’expérience.
La politique de favoriser une femme vs. un homme à compétences égales (et j’insiste lourdement sur « à compétences égales ») peut aider à accélérer ce processus. Cependant, cette politique peut être ressentie comme une sorte de discrimination, voire générer un sentiment d’injustice auprès des jeunes hommes. Seule une transparence extrême sur les processus et critères de promotion peut permettre de justifier une telle politique. Les départements de Ressources Humaines ont encore beaucoup de travail à accomplir de ce côté-là… Rien de pire à mes yeux que de créer un sentiment d’imposture chez les femmes promues.
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous donner pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
Lancez-vous ! La finance n’a jamais autant souhaité recruter de jeunes femmes. Les réseaux féminins se font de plus en plus forts et de plus en plus utiles dans les banques : ils sont une aide précieuse à la constitution du réseau et vous aideront à naviguer dans ce milieu. Trouvez un rôle modèle – homme ou femme – qui vous inspire et demandez-lui de vous coacher. J’ai de nombreux mentors, hommes et femmes, et m’appuie continuellement sur leurs conseils. Je suis moi-même mentor de plusieurs femmes, pas toujours plus jeunes que moi. Si une opportunité vous plaît, sautez dessus, sans vous demander si c’est compatible avec vos projets familiaux : une absence de 6 mois pour congé maternité n’est qu’une goutte d’eau à l’échelle d’une carrière. Et si on vous dit l’inverse, changez de boîte ou d’équipe…
Pouvez-vous nous raconter un épisode où vous avez pu surmonter une situation de crise ou de difficultés ?
En 2013, mon supérieur est brutalement décédé. Comme mentionné précédemment, Il était pour moi un manager exceptionnel et un grand mentor.
Son décès m’a fortement ébranlée : je me suis demandée pour la première fois si j’avais réellement envie de faire toute ma carrière en finance, si mon job avait suffisamment de sens à mes yeux.
J’ai fait un bilan de compétences qui a été salvateur et qui m’a confortée dans ma vocation. Le soutien du reste de l’équipe a également été crucial pour me remettre en selle.
Quelles sont vos actualités, rêves ou projets à court terme ?
Côté professionnel : continuer à apprendre, à évoluer, à satisfaire mon ambition dans le respect de mes valeurs. Côté personnel : continuer à profiter de ma famille et à vivre mes passions.
Isabelle de Kerviler
Associée du cabinet Cailliau Dedouit et Associés, Expert-Comptable, Commissaire aux comptes
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ?
Diplômée de Sciences Po Paris très jeune, j’ai commencé ma carrière professionnelle alors que je n’avais pas encore 20 ans. La chambre de commerce de Paris m’a permis de devenir membre du Conseil national de la comptabilité et de m’intéresser à la création des normes comptables. En parallèle, j’étais l’assistante de Jean Fourastié, l’un des auteurs du premier plan comptable français ; il a été un directeur de thèse attentif lorsque j’ai passé mon doctorat d’économie. Ma vocation d’expert-comptable a été assez tardive car je n’ai été diplômée qu’à 35 ans. Je suis devenue directrice des études chez Mazars avant de rejoindre le cabinet CDA dont je suis toujours associée.
Passionnée par « le beau », j’ai fait l’École du Louvre et, plus tard, l’Institut national de gemmologie. Cette originalité dans ma formation a conduit les magistrats à me nommer – en tant qu’Expert agréé par la Cour de Cassation – dans des litiges liés au monde de l’art et de la culture.
Plus tard, avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?
Je n’ai jamais rencontré de difficultés liées au genre dans mon évolution professionnelle, en grande partie grâce à mon engagement politique. En effet, dès ma sortie de Sciences Po, j’ai rejoint les Giscardiens pour faire entendre la voix des femmes. Très vite, Jean-Pierre Fourcade me repère et devient mon mentor. Puis élue au Conseil de Paris, je demande à travailler aux côtés d’Alain Juppé, alors Adjoint aux finances. Je savais que ma maîtrise des chiffres et de la finance intimidait un peu les élus ; elle m’a permis d’acquérir une vraie légitimité dans un monde politique quasi exclusivement masculin. Ce parcours politique, à son tour, m’a aidée à être accueillie d’égal à égal par les hommes de ma profession.
Pour conclure, je pense qu’être une femme dans un milieu d’hommes a été plutôt un atout car je possédais des connaissances dans un domaine peu investi par des femmes.
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ? Comment faites-vous pour tout mener de front ?
Mener toutes les vies de front est un vrai défi ! Pour une femme de ma génération, le soutien de son conjoint était indispensable. Me marier fort jeune – j’avais 20 ans – a également été un atout ; dès le début, j’ai été claire sur ma façon de voir la vie en couple puis en famille. Mon mari a toujours été à mes côtés, ainsi que mes parents. Mon aventure est donc familiale. Mais il fallait aussi être très organisée et anticiper. Garder du temps pour mes enfants m’a obligée à travailler beaucoup la nuit ; j’ai conservé cette habitude, et j’aime le silence de la nuit et la concentration qu’il engendre.
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?
Tout d’abord, comme dans tout métier, il faut avoir le goût de l’effort. C’est encore plus vrai pour une femme et on arrive à ce que j’ai trouvé le plus rude : que ce soit dans les années 70/80 ou aujourd’hui, une femme n’a pas droit à l’erreur. Conséquence : il faut travailler 2 fois plus pour s’en sortir. Nombreuses sont alors celles qui s’autocensurent par crainte de se tromper ; cela n’a jamais été mon cas car j’ai toujours eu du culot et la volonté de m’imposer. Ensuite, notre métier exige 2 qualités assez contradictoires : l’esprit d’analyse – pour détecter les erreurs – et l’esprit de synthèse – pour être audible et se concentrer sur l’essentiel.
Mon principal atout, en politique et dans ma profession, est d’avoir toujours osé. Oser me faire entendre en prenant la parole en public. Oser demander pour obtenir un poste à pourvoir. Oser assumer ma féminité ; le fait d’être une femme présente certes des inconvénients mais aussi des avantages : l’intelligence des situations, l’agilité pour passer d’un domaine à l’autre (liée à l’obligation de sauter, sans transition, d’un rôle professionnel ou politique au rôle de mère), le sens du concret (les problèmes de santé ou de difficultés scolaires exigent une réaction immédiate).
Mon plus beau succès ? Sans hésitation : ma famille. Et là aussi, c’est plutôt une réaction de femme : j’ai toujours veillé à maintenir les liens avec mes proches et j’ai toujours eu conscience qu’une vie professionnelle réussie ne comblerait pas un désastre familial.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles (ou success stories) qui vous ont inspirée au cours de votre parcours ?
Je n’ai pas croisé de femme dans ma vie professionnelle ; mais j’ai travaillé avec 2 hommes admirables : Jean Fourastié et Robert Mazars. En revanche, dans ma vie politique, Simone Veil m’a prodigué de précieux conseils ; elle m’a fait comprendre les règles non écrites de la politique ; elle m’a confortée quant à la nécessité d’avoir de l’audace face à des hommes peu enclins à nous accepter. Enfin j’ai connu Françoise Giroud, dont j’admirais l’indépendance d’esprit et de comportement. J’avais défini, très jeune, ma conception de la liberté : « avoir le libre choix de mes contraintes » ; Françoise Giroud m’a encouragée dans cette orientation, qui a été le fil rouge de ma vie.
Aujourd'hui, les femmes représentent 15 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d'une étude Vernimmen 2017 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
L’orientation des filles à l’école est primordiale : les filières scientifiques sont autant faites pour elles que pour les garçons. De même, il faut leur apprendre à demander et à s’affirmer, bref, à avoir de l’audace. Les parents ont donc un rôle essentiel à jouer pour inciter les femmes à se tourner vers les chiffres. De plus, la finance exige de la précision et de la méthode : 2 qualités dont elles sont loin d’être dépourvues…
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
Je leur conseille de bien posséder les fondamentaux de la comptabilité qui est le langage de l’économie. Sans une parfaite maîtrise de cette langue, inutile d’aller plus loin.
Je fais souvent une comparaison avec l’apprentissage de la lecture. Un certain nombre de financiers ont débuté leur carrière en analysant des comptes annuels, sans savoir comment ces documents sont élaborés à partir des comptes eux-mêmes. Eh bien, ils ont appris la comptabilité avec une méthode de « lecture globale ».
Cette méthode va plus vite pour apprendre à lire, mais sans expliquer les fondements de la lecture. La lecture syllabique est plus lente mais va au fond des choses En comptabilité, c’est identique. Commencer par lire un bilan et un compte de résultat, sans comprendre leur lien avec le jeu des comptes, revient à pratiquer la lecture globale… avec les risques de « trous » qu’elle comporte !
Commencer par les comptes et leurs règles de fonctionnement correspond à une lecture syllabique ; cela permet de comprendre leur articulation avec la trésorerie, qui est le compte pivot en comptabilité et en finance. J’incite donc les femmes (et aussi les hommes) à se plonger dans le roman graphique que j’ai signé chez Dunod, intitulé Dessine-moi la compta. Il aborde, pas à pas, la logique de la construction du langage comptable ; puis il explique comment ce langage permet d’écrire deux livres en fin d’année : le bilan et le compte de résultat.
Pouvez-vous nous raconter un épisode où vous avez pu surmonter une situation de crise ou de difficultés ?
Je vais prendre un épisode de ma vie politique, qui illustre les réflexes genrés auxquels j’ai eu droit.
À mon arrivée au Conseil de Paris, compte tenu de mon poste aux côtés d’Alain Juppé, je suis choisie comme porte-parole de mon groupe sur le budget. Le débat sur le budget est l’un des moments forts dans une mairie : en confier une partie à quelqu’un de très jeune, qui plus est une femme, suscite de l’inquiétude…Le président de mon groupe (qui s’appelait, pour mon plus grand bonheur, le groupe Paris Libertés) me demande de le rejoindre dans son bureau pour dévoiler les grandes lignes de mon discours. Ils sont trois en face de moi, peu à l’aise avec les chiffres alors que je jongle avec sans problème. Au bout d’un quart d’heure, l’un d’entre eux me regarde fixement et me dit : « Je prendrais bien un café » ; je rétorque avec aplomb : « Moi aussi ». Silence dans la pièce : la seule femme présente n’était pas debout pour aller chercher des cafés !
Quelques minutes plus tard, le même conseiller de Paris se lève et revient avec… 4 tasses. Je savoure cet instant et vais jusqu’au bout de l’expérience en lui demandant un sucre. À ma grande surprise, il tourne les talons et part en récupérer. Je n’aime pas le café sucré mais, ce jour-là, j’en ai bu avec un plaisir tout particulier.
J’avais gagné le respect de ces trois hommes, et de tous ceux de mon groupe, pour le reste de la mandature.
Qu’avez-vous transmis à vos enfants ?
J’ai deux filles : je leur ai donc d’abord transmis le sens de la liberté, puis bien sûr le goût de l’effort. Et j’ai insisté sur une autre valeur, un peu perdue dans la société actuelle : le respect de la parole donnée.
Quelles sont vos actualités, rêves ou projets à court terme ?
Dans mon livre, le dialogue que j’ai imaginé entre un petit garçon et sa mère est un scénario que j’aimerais transformer en pièce de théâtre. De même, je réfléchis à la création d’un jeu des 7 familles reprenant les 7 classes de comptes. Enfin, je rêve que mon ouvrage soit introduit au lycée pour combattre le manque de culture financière des Français. Savoir lire un bilan et un compte de résultat permettrait sans doute d’apaiser le dialogue social dans les entreprises.
Laurence Riot Lamotte
Directrice Financière de Diaccurate
En tant que femme ayant réussi dans le domaine de la finance, pouvez-vous nous présenter votre parcours ainsi que le métier que vous exercez ? Comment est née cette vocation ?
J’ai choisi mon orientation en sélectionnant une école me permettant d’étudier à l’étranger. J’ai ainsi passé deux années en Allemagne, dans le cadre du CESEM (NEOMA). Après l’annulation d’un stage en marketing, j’ai trouvé en urgence un stage en contrôle de gestion dans le Baden-Württemberg et cette expérience m’a donné le goût de la finance.
J’ai démarré mon parcours professionnel dans l’audit, chez Deloitte. Maîtriser la langue allemande a été un atout majeur dans les premières années de mon parcours. J’ai ensuite rejoint un groupe industriel (Thomson Multimedia) où j’ai exercé des responsabilités opérationnelles comme contrôleur de gestion avant d’évoluer vers l’analyse financière et l’accompagnement de projets de business development à l’international. Je suis ainsi devenue responsable financier de deux activités industrielles en cours de création. C’est cette première expérience « start up » qui a été le fil conducteur de mon parcours. J’ai ensuite rejoint la filiale française de Deutsche Telekom pour y mener des projets d’acquisition et d’obtention de nouvelles licences. Après quatre années, j’ai démarré une « deuxième étape » : la direction financière de sociétés innovantes dans le domaine de la santé. Dans ces structures, le CFO (Chief Financial Officer) a une fonction très large : il pilote les finances mais aussi les RH, les affaires juridiques et les relations investisseurs. Par ailleurs, il mène les levées de fonds et autres projets de haut de bilan. Ainsi, depuis 2004, j’ai été CFO d’une société développant des logiciels pour la recherche pharmaceutique, une société de dispositifs médicaux, une société spécialisée dans le séquençage et désormais une société développant des molécules.
J’aime travailler au sein d’entreprises très innovantes, défricher, mettre en place une organisation, accompagner le dirigeant dans la recherche de financements et la construction, puis la mise en place de la stratégie. Je suis rarement en situation de confort, mais j’ai la chance de travailler avec des experts et de mener des projets très variés.
Avez-vous rencontré des difficultés liées au genre dans votre évolution professionnelle ?
Être une femme a été plus difficile dans un grand groupe industriel dirigé par des ingénieurs que dans d’autres structures, mais je n’ai pas ressenti de discrimination.
Est-ce difficile d’articuler vie de femme, vie de famille, et vie de financière ? Comment vous organisez-vous ?
Aujourd’hui, mes enfants sont adultes, donc c’est plus simple de me focaliser sur un projet. Il y a quelques années, l’organisation de la vie de famille (j’ai trois enfants) devenait surtout délicate dès qu’une poussière se mettait dans les rouages du quotidien. J’ai toutefois pu travailler quatre jours par semaine lorsque mes enfants étaient jeunes. Comme pour toutes les femmes, le cinquième jour n’était pas un jour de repos, mais j’avais l’impression d’être maître de mon temps, je déjeunais avec mes enfants et pouvais parfois les accompagner dans leurs activités ou revoir leurs devoirs. Cela changeait tout !
Je n’ai pas le sentiment d’avoir été exceptionnellement performante en menant tout de front. J’ai la chance d’avoir un époux qui partage les tâches et une famille équilibrée. C’est simple mais essentiel !
Selon vous, quelles sont les qualités nécessaires pour exercer votre métier ? Quel a été votre principal atout dans votre réussite ? Quel a été votre plus beau succès, à vos yeux ?
Les qualités nécessaires sont la curiosité, la rigueur, la communication et la motivation permanente pour contribuer à la réussite de l’entreprise. Mon énergie a souvent été soulignée. Enfin, avoir eu en début de carrière des chefs exigeants qui apprennent et font progresser a aussi été une chance – c’est l’effet Pygmalion !
Il n’y a pas de plus beau succès. Je pourrais mettre en avant l’introduction en bourse d’une société, mais la structuration et la motivation d’une équipe pour mener à bien des projets complexes est tout aussi satisfaisante.
Quelles sont les femmes ayant pu vous servir de modèles qui vous ont inspirée au cours de votre parcours ?
Je n’ai pas de modèle en entreprise. Angela Merkel fait partie des rares femmes qui m‘ont marquée. Son humanité, son courage et sa simplicité masquent beaucoup d’audace.
Aujourd'hui, les femmes représentent 15 % des effectifs des directrices financières en France (sur la base d'une étude Vernimmen 2017 sur le genre des directeurs financiers des sociétés du SBF 120). Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce chiffre ? Comment pourrions-nous le faire augmenter ?
Le directeur financier d’un grand groupe travaille beaucoup et donc tard le soir, tout le temps ; dans les PME, le niveau de contrainte est plus variable selon les périodes. C’est très difficile pour une mère de vivre séparée de sa famille. Beaucoup d’hommes l’acceptent mieux. Je constate aussi que les dirigeants des grandes entreprises sont souvent des hommes, qui sont plus à l’aise en s’entourant d’hommes.
Quel(s) conseil(s) pouvez-vous apporter pour inciter les femmes des générations Z et K à se lancer dans la finance ?
La finance ouvre des opportunités de poste variées et passionnantes. Très peu de métiers financiers restent cloisonnés. Les financiers en entreprise collaborent avec les directions opérationnelles et les financiers exerçant dans des banques, en cabinet ou en conseil doivent s’imprégner des modèles économiques de leurs clients. Enfin, la finance permet d’évoluer vers des postes de direction générale.
Pouvez-vous nous raconter un épisode où vous avez pu surmonter une situation de crise ?
Le printemps 2020 a été une période difficile, car j’ai mené un projet de rapprochement avec une société qui a conduit à une OPA amicale sur le capital de l’entreprise dont j’étais le CFO. Il s’agissait d’un projet ambitieux, impliquant une équipe extrêmement restreinte alors qu’il fallait gérer en même temps les répercussions de la crise sanitaire. Pour un CFO, un tel projet entraîne souvent la disparition de son poste et la dislocation de son équipe. Je pense avoir réussi à piloter la situation en anticipant les conséquences organisationnelles avec le dirigeant et le conseil d’administration, puis en me concentrant sur la réussite de l’opération. Faire abstraction de ses opinions et de ses émotions fait aussi partie du job. J’ai quitté le poste sept mois après l’OPA, en laissant derrière moi une structure opérationnelle et en ayant eu le temps de préparer la suite de mon évolution professionnelle.
Qu’avez-vous transmis à vos enfants ?
Je pense leur avoir transmis une certaine ouverture d’esprit et le goût des échanges avec les autres. J’aime rencontrer des personnes ayant une autre culture ou travaillant dans d’autres domaines. Par exemple, j’accueille à mon domicile des étudiants étrangers. Mes enfants ont aussi adopté l’une de mes devises : Never ever give up !
Quelles sont vos actualités, rêves ou projets à court terme ?
Je viens de rejoindre la société Diaccurate, une entreprise développant trois candidats médicaments extrêmement innovants en oncologie et immunothérapie. Ce nouveau défi professionnel est ma priorité pour les mois à venir : lever des fonds, organiser l’équipe, accompagner les développements stratégiques.
Je rêve de fonder un jour une entreprise avec mes enfants, nous avons des compétences et des qualités extrêmement complémentaires.
Je rêve aussi de voyages et de randonnées, avec le luxe de ne plus être obligée de concentrer mes escapades sur de très courtes périodes, et pouvoir peindre davantage.
Avez-vous une autre conviction forte à partager ?
Il n’y a pas un modèle unique à suivre mais une multitude de modèles de vie. La mienne est construite sur l’action : j’aime avancer, bouger, peindre, mais cela n’empêche pas de prendre le temps de contempler et d’apprécier le moment présent.
Nous publierons dans le prochain numéro de La Lettre Vernimmen.net les 3 autres portraits que vous pouvez trouver au bout de celien
Commentaire : Sur l'actualité financière, postés sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen
Régulièrement, nous publions sur les pages Facebook et LinkedIn du Vernimmen[1] des commentaires que nous inspire l’actualité financière, des réponses à des questions qui nous sont posées ou des citations.
En voici quelques-uns :
L’une des plus grandes destructions de valeur de l’histoire récente : les actionnaires de Bayer ont-ils des yeux et des voix ?
« L'acquisition de Monsanto était et reste une bonne idée », indiquait Werner Baumann, dirigeant de Bayer, il y a trois ans, alors que l’acquisition de Monsanto en juin 2018 pour 63 Md$ était déjà critiquée. Si Bayer avait suivi l’indice DAX, sa capitalisation boursière et les 13 Md€ de capitaux propres levés pour acquérir Monsanto vaudraient aujourd’hui 120 Md€, contre une capitalisation boursière aujourd’hui de moins de la moitié : 55 Md€. Ce qui n’a pas empêché la rémunération de Werner Baumann de progresser chaque année depuis sa nomination en 2016 à 5,7 M€ en 2021 (non compris des droits à retraite de 2,1 M€ !) contre 3 M€ en 2017.
Comment se débarrasser d’une participation de 20 % dans une société cotée russe ?
C’est une question sur laquelle les équipes financières de BP doivent travailler d’arrache-pied en ce moment, pour leur groupe qui détient 19,75 % de Rosneft, seconde capitalisation boursière russe, alors que leurs dirigeants ont annoncé ce mouvement. Il est probable qu'aucun groupe occidental ne voudra acheter, qu'aucun groupe russe ne voudra ou pourra acheter, qu'aucun groupe non occidental ne voudra prendre le risque d’acheter, et à quel prix ? Aucune opération de reclassement dans le marché russe ne peut avoir lieu. Quant à un rachat des actions Rosneft détenues par BP par Rosneft lui-même, qui pourrait être intéressant d’un point de vue financier pour ses actionnaires à long terme, la situation actuelle ne leur permet pas de voir plus loin que le très court terme selon toute vraisemblance.
Reste peut-être la distribution aux actionnaires de BP des actions Rosneft détenues par BP sous forme d’un dividende exceptionnel payé aux actionnaires de BP, à charge pour eux d’en faire le meilleur usage. C’est ainsi qu’en 2014, LVMH avait cédé les 23,2 % du capital d’Hermès à l’issue d’une montée au capital de son concurrent jugée tout sauf amicale par les actionnaires majoritaires d’Hermès, qui avaient abouti à cet accord. Cela avait été une excellente affaire pour les actionnaires de LVMH (cours multiplié par 4 en 7 ans) grâce aux performances d'Hermès. Il pourrait en être différemment cette fois-ci pour d’autres raisons.
3 éléments à retenir de la lettre annuelle 2022 de Warren Buffett à ses actionnaires :
1/ Une suggestion de publier les nouvelles importantes concernant une société cotée le vendredi soir après la clôture de la Bourse, afin de permettre aux investisseurs de l’analyser tranquillement durant le week-end avant de réagir en pleine connaissance de cause et d’éviter une flambée du cours suivie d’une chute, ou l’inverse, quand après avoir agi pour suivre le mouvement suite à une nouvelle publiée à 7 h 30 du matin, les investisseurs commencent ensuite à réfléchir. Cela n’est évidemment pas toujours possible, puisque les réglementations font l’obligation aux émetteurs de publier sans retard une nouvelle pouvant avoir un impact sur leur cours de bourse. Et les analystes qui avaient réussi à sauver leur vendredi soir / samedi matin ne vont pas beaucoup apprécier.
2/ Berkshire Hathaway, bien connu pour ses participations de nature financière (5,6 % d’Apple, 9,2 % de Coca-Cola, 19 % d’Amex, etc.), l’est moins pour des activités industrielles (fret ferroviaire, énergie renouvelable, etc.) alors qu’il est devenu le plus grand groupe américain par le montant des immobilisations corporelles : 158 Md$.
3/ Et enfin, comme chaque année, car la pédagogie est l’art de la répétition, la puissance des intérêts composés, qui fait qu’avec un TRI double de celui de l’indice S&P 500 sur 56 ans (20,1 % contre 10,5 %), une somme investie en actions Berkshire Hathaway depuis 1964 vaut aujourd’hui 120 fois plus que si elle avait été investie dans le S&P 500, sachant que cette dernière vaut déjà 303 fois l’investissement initial de 1964.